Une page d'amour

Une page d'amour (paragraphe n°1974)

Partie : Partie 4, chapitre V

Qu'allait-elle faire ? Ses petits bras désespérés se serrèrent contre sa poitrine. Son abandon lui apparaissait noir, sans bornes, d'une injustice et d'une méchanceté qui l'enrageaient. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi vilain, elle pensait que tout allait disparaître, que rien ne reviendrait jamais plus. Puis, elle aperçut près d'elle, dans un fauteuil, sa poupée, assise le dos contre un coussin, les jambes allongées, en train de la regarder, comme une personne. Ce n'était pas sa poupée mécanique, mais une grande poupée avec une tête de carton, des cheveux frisés, des yeux d'émail, dont le regard fixe la troublait parfois ; depuis deux ans qu'elle la déshabillait et la rhabillait, la tête s'était écorchée au menton et aux joues, les membres de peau rose bourrés de son avaient pris un alanguissement, une mollesse dégingandée de vieux linges. La poupée, pour le moment, était en toilette de nuit, vêtue d'une seule chemise, les bras disloqués, l'un en l'air, l'autre en bas. Alors Jeanne, en voyant que quelqu'un était avec elle, se sentit un instant moins malheureuse. Elle la prit entre ses bras, la serra bien fort, tandis que la tête se balançait en arrière, le cou cassé. Et elle lui parlait, elle était la plus sage, elle avait bon cœur, jamais elle ne sortait et ne la laissait toute seule. C'était son trésor, son petit chat, son cher petit cœur. Toute frémissante, se retenant pour ne pas pleurer encore, elle la couvrit de baisers.Cette furie de caresses la vengeait un peu, la poupée retomba sur son bras comme une loque. Elle s'était levée, elle regardait dehors, le front appuyé contre une vitre. La pluie avait cessé, les nuages de la dernière averse, emportés par un coup de vent, roulaient à l'horizon, vers les hauteurs du Père-Lachaise que noyaient des hachures grises ; et Paris, sur ce fond d'orage, éclairé d'une lumière uniforme, prenait une grandeur solitaire et triste. Il semblait dépeuplé, pareil à ces villes des cauchemars que l'on aperçoit dans un reflet d'astre mort. Bien sûr, ce n'était guère joli. Vaguement, elle songeait aux gens qu'elle avait aimés, depuis qu'elle était au monde. Son bon ami le plus ancien, à Marseille, était un gros chat rouge, qui pesait très lourd ; elle le prenait sous le ventre en serrant ses petits bras, elle le portait comme ça d'une chaise à une autre, sans qu'il se mit en colère ; puis, il avait disparu, c'était la première méchanceté dont elle se souvint. Ensuite, elle avait eu un moineau ; celui-là était mort, elle l'avait ramassé un matin par terre, dans la cage ; ça faisait deux. Elle ne comptait pas ses joujoux qui se cassaient pour lui causer du chagrin, toutes sortes d'injustices dont elle souffrait beaucoup, parce qu'elle était trop bête. Une poupée surtout, pas plus haute que la main, l'avait désespérée en se laissant écraser la tête ; même elle la chérissait tant, qu'elle l'avait enterrée en cachette, dans un coin de la cour ; et plus tard, prise du besoin de la revoir et l'ayant déterrée, elle s'était rendue malade de peur, en la retrouvant si noire et si laide. Toujours les autres cessaient de l'aimer les premiers. Ils s'abîmaient, ils partaient ; enfin, il y avait de leur faute. Pourquoi donc ? Elle ne changeait pas, elle. Quand elle aimait les gens, ça durait toute la vie. Elle ne comprenaitpas l'abandon. Cela était une chose énorme, monstrueuse, qui ne pouvait entrer dans son petit cœur sans le faire éclater. Un frisson la prenait, aux pensées confuses, lentement éveillées en elle. Alors, on se quittait un jour, on s'en allait chacun de son côté, on ne se voyait plus, on ne s'aimait plus. Et les yeux sur Paris, immense et mélancolique, elle restait toute froide, devant ce que sa passion de douze ans devinait des cruautés de l'existence.

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