Une page d'amour

Une page d'amour (paragraphe n°2302)

Partie : Partie 5, chapitre III

Ce fut là un des derniers caprices de Jeanne. Elle tomba dans une humeur sombre, dont rien ne la tirait plus. Elle se détachait de tout, même de sa mère. Quand celle-ci se penchait au-dessus du lit, pour chercher son regard, l'enfant gardait un visage muet, comme si l'ombre des rideaux seule eût passé sur ses yeux. Elle avait les silences, la résignation noire d'une abandonnée qui sesent mourir. Parfois, elle restait longtemps les paupières à demi closes, sans qu'on pût deviner dans son regard aminci quelle idée entêtée l'absorbait. Plus rien n'existait pour elle que sa grande poupée, couchée à son côté. On la lui avait donnée une nuit, pour la distraire de souffrances intolérables ; et elle refusait de la rendre, elle la défendait d'un geste farouche, dès qu'on voulait la lui enlever. La poupée, sa tête de carton posée sur le traversin, était allongée comme une personne malade, la couverture aux épaules. Sans doute l'enfant la soignait, car de temps à autre, de ses mains brûlantes, elle tâtait les membres de peau rose, arrachés, vides de son. Pendant des heures, ses yeux ne quittaient pas les yeux d'émail, toujours fixes, les dents blanches, qui ne cessaient de sourire. Puis, des tendresses la prenaient, des besoins de la serrer contre sa poitrine, d'appuyer la joue contre la petite perruque, dont la caresse semblait la soulager. Elle se réfugiait ainsi dans l'amour de sa grande poupée, s'assurant, au sortir de ses somnolences, qu'elle était encore là, ne voyant qu'elle, causant avec elle, ayant parfois sur le visage l'ombre d'un rire, comme si la poupée lui avait murmuré des choses à l'oreille.

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