Une page d'amour

Une page d'amour (paragraphe n°490)

Partie : Partie 1, chapitre V

Hélène, d'abord, s'intéressa aux larges étendues déroulées sous ses fenêtres, à la pente du Trocadéro et au développement des quais. Il fallait qu'elle se penchât, pour apercevoir le carré nu du Champ-de-Mars, fermé au fond par la barre sombre de l'Ecole militaire. En bas, sur la vaste place et sur les trottoirs, aux deux côtés de la Seine, elle distinguait les passants, une foule active de points noirs emportés dans un mouvement de fourmilière ; la caisse jaune d'un omnibus jetait une étincelle ; des camions et des fiacres traversaient le pont,gros comme des jouets d'enfant, avec des chevaux délicats qui ressemblaient à des pièces mécaniques ; et, le long des talus gazonnés, parmi d'autres promeneurs, une bonne en tablier blanc tachait l'herbe d'une clarté. Puis, Hélène leva les yeux ; mais la foule s'émiettait et se perdait, les voitures elles-mêmes devenaient des grains de sable ; il n'y avait plus que la carcasse gigantesque de la ville, comme vide et déserte, vivant seulement par la sourde trépidation qui l'agitait. Là, au premier plan, à gauche, des toits rouges luisaient, les hautes cheminées de la Manutention fumaient avec lenteur ; tandis que, de l'autre côté du fleuve, entre l'esplanade et le Champ-de-Mars, un bouquet de grands ormes faisait un coin de parc, dont on voyait nettement les branches nues, les cimes arrondies, teintées déjà de pointes vertes. Au milieu, la Seine s'élargissait et régnait, encaissée dans ses berges grises, où des tonneaux déchargés, des profils de grues à vapeur, des tombereaux alignés, mettaient le décor d'un port de mer. Hélène revenait toujours à cette nappe resplendissante sur laquelle des barques passaient, pareilles à des oiseaux couleur d'encre. Invinciblement, d'un long regard, elle en remontait la coulée superbe. C'était comme un galon d'argent qui coupait Paris en deux. Ce matin-là, l'eau roulait du soleil, l'horizon n'avait pas de lumière plus éclatante. Et le regard de la jeune femme rencontrait d'abord le pont des Invalides, puis le pont de la Concorde, puis le Pont-Royal ; les ponts continuaient, semblaient se rapprocher, se superposaient, bâtissant d'étranges viaducs à plusieurs étages, troués d'arches de toutes formes ; pendant que le fleuve, entre ces constructions légères, montrait des bouts de sa robe bleue, de plus en plus perdus et étroits. Elle levait encoreles yeux : là-bas, la coulée se séparait dans la débandade confuse des maisons ; les ponts des deux côtés de la Cité, devenaient des fils tendus d'une rive à l'autre ; et les tours de Notre-Dame, toutes dorées, se dressaient comme les bornes de l'horizon, au-delà desquelles la rivière, les constructions, les massifs d'arbres n'étaient plus que de la poussière de soleil. Alors, éblouie, elle quitta ce cœur triomphal de Paris, où toute la gloire de la ville paraissait flamber. Sur la rive droite, au milieu des futaies des Champs-Elysées, les grandes verrières du palais de l'industrie étalaient des blancheurs de neige ; plus loin, derrière la toiture écrasée de la Madeleine, semblable à une pierre tombale, se dressait la masse énorme de l'Opéra ; et c'étaient d'autres édifices, des coupoles et des tours, la colonne Vendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus près les cubes lourds des pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, à demi enfouis dans un bois de marronniers. Sur la rive gauche, le dôme des Invalides ruisselait de dorures ; au-delà, les deux tours inégales de Saint-Sulpice pâlissaient dans la lumière ; et, en arrière encore, à droite des aiguilles neuves de Sainte-Clotilde, le Panthéon bleuâtre, assis carrément sur une hauteur, dominait la ville, développait en plein ciel sa fine colonnade, immobile dans l'air avec le ton de soie d'un ballon captif.

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