La Débâcle – 166

Le fusil tourna deux fois sur lui-même, alla s’abattre dans un sillon et resta là, très long, immobile, pareil à un mort. Déjà, d’autres volaient, le rejoignaient. Le champ bientôt fut plein d’armes gisantes, d’une tristesse raidie d’abandon, sous le lourd soleil. Ce fut une épidémique folie, la faim qui tordait les estomacs, les chaussures qui blessaient les pieds, cette marche dont on souffrait, cette défaite imprévue dont on entendait derrière soi la menace. Plus rien à espérer de bon, les chefs qui lâchaient pied, l’intendance qui ne les nourrissait seulement pas, la colère, l’embêtement, l’envie d’en finir tout de suite, avant d’avoir commencé. Alors, quoi ? lefusil pouvait aller rejoindre le sac. Et, dans une rage imbécile, au milieu de ricanements de fous qui s’amusent, les fusils volaient, le long de la queue sans fin des traînards, épars au loin dans la campagne.