La Débâcle – 1735

En bas, pourtant, l’aspect du jardin central de la fabrique le retint un moment. Il était près d’une heure, et l’ambulance s’encombrait de blessés. La file des voitures ne cessait plus sous le porche. Déjà, les voitures réglementaires, celles à deux roues, celles à quatre roues, manquaient. On voyait apparaître des prolonges d’artillerie, des fourragères, des fourgons à matériel, tout ce qu’on pouvait réquisitionner sur le champ de bataille ; même il finissait par arriver des carrioles et des charrettes de cultivateurs, prises dans les fermes, attelées de chevaux errants. Et, là-dedans, on empilait les hommes ramassés par les ambulances volantes de premiers secours, pansés à la hâte. C’était un déchargement affreux de pauvres gens, les uns d’une pâleur verdâtre, les autresviolacés de congestion ; beaucoup étaient évanouis, d’autres poussaient des plaintes aiguës ; il y en avait, frappés de stupeur, qui s’abandonnaient aux infirmiers avec des yeux épouvantés, tandis que quelques-uns, dès qu’on les touchait, expiraient dans la secousse. L’envahissement devenait tel, que tous les matelas de la vaste salle basse allaient être occupés, et que le major Bouroche donnait des ordres, pour qu’on utilisât la paille dont il avait fait faire une large litière, à l’une des extrémités. Lui et ses aides, cependant, suffisaient encore aux opérations. Il s’était contenté de demander une nouvelle table, avec un matelas et une toile cirée, sous le hangar où l’on opérait. Vivement, un aide tamponnait une serviette imbibée de chloroforme sous le nez des patients. Les minces couteaux d’acier luisaient, les scies avaient à peine un petit bruit de râpe, le sang coulait par jets brusques, arrêtés tout de suite. On apportait, on remportait les opérés, dans un va-et-vient rapide, à peine le temps de donner un coup d’éponge sur la toile cirée. Et, au bout de la pelouse, derrière un massif de cytises, dans le charnier qu’on avait dû établir et où l’on se débarrassait des morts, on allait jeter aussi les jambes et les bras coupés, tous les débris de chair et d’os restés sur les tables.