La Débâcle – 1786

Dans le vaste séchoir, dont on laissait la grande porte ouverte, non seulement tous les matelas étaient occupés, mais il ne restait même plus de place sur la litière étalée au bout de la salle. On commençait à mettre de la paille entre les lits, on serrait les blessés les uns contre les autres. Déjà, on en comptait près de deux cents, et il en arrivait toujours. Les larges fenêtres éclairaient d’une clarté blanche toute cette souffrance humaine entassée. Parfois, à un mouvement trop brusque, un cri involontaire s’élevait. Des râles d’agonie passaient dans l’air moite. Tout au fond, une plainte douce, presque chantante, ne cessait pas. Et le silence se faisait plus profond, une sorte de stupeur résignée, le morne accablement d’une chambre de mort, que coupaient seuls les pas et les chuchotements des infirmiers. Les blessures, pansées à la hâte sur le champ de bataille, quelques-unes même demeurées à vif, étalaient leur détresse, entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés. Des pieds s’allongeaient, chaussés encore, broyés et saignants. Des genoux et des coudes, comme rompus à coups de marteau, laissaient pendre desmembres inertes. Il y avait des mains cassées, des doigts qui tombaient, retenus à peine par un fil de peau. Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux, raidis de douleur, d’une pesanteur de plomb. Mais, surtout, les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre, la poitrine ou la tête. Des flancs saignaient par des déchirures affreuses, des nœuds d’entrailles s’étaient faits sous la peau soulevée, des reins entamés, hachés, tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques. De part en part, des poumons étaient traversés, les uns d’un trou si mince, qu’il ne saignait pas, les autres d’une fente béante d’où la vie coulait en un flot rouge ; et les hémorragies internes, celles qu’on ne voyait point, foudroyaient les hommes, tout d’un coup délirants et noirs. Enfin, les têtes avaient souffert plus encore : mâchoires fracassées, bouillie sanglante des dents et de la langue ; orbites défoncées, l’œil à moitié sorti ; crânes ouverts, laissant voir la cervelle. Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau étaient comme des cadavres, dans l’anéantissement du coma ; tandis que les autres, les fracturés, les fiévreux, s’agitaient, demandaient à boire, d’une voix basse et suppliante.