La Débâcle – 205

Le 7e corps avait employé la journée entière, pour franchir les vingt-trois kilomètres qui séparent Dannemarie de Belfort ; et de nouveau la nuit tombait, il était très tard, lorsque les troupes purent installer leurs bivouacs sous les murs de la place, à l’endroit même d’où elles étaient parties, quatre jours auparavant, pour marcher à l’ennemi. Malgré l’heure avancée et la fatigue extrême, les soldats tinrent absolument à allumer les feux de cuisine et à faire la soupe. Depuis le départ, c’était enfin la première fois qu’ils avalaient quelque chose de chaud. Et, autour des feux, sous la nuit fraîche, les nez s’enfonçaient dans les écuelles, des grognements d’aise commençaient à s’élever, lorsqu’une rumeur qui courait stupéfia le camp. Deux dépêches nouvelles étaient arrivées coup sur coup : les Prussiens n’avaient point passé le Rhin à Markolsheim, et il n’y avait plus un seulPrussien à Huningue. Le passage du Rhin à Markolsheim, le pont des bateaux établi à la clarté de grands foyers électriques, tous ces récits alarmants étaient simplement un cauchemar, une hallucination inexpliquée du sous-préfet de Schelestadt. Et quant au corps d’armée qui menaçait Huningue, le fameux corps d’armée de la Forêt-Noire, devant lequel tremblait l’Alsace, il n’était composé que d’un infime détachement wurtembergeois, deux bataillons et un escadron, dont la tactique habile, les marches, les contremarches répétées, les apparitions imprévues et soudaines avaient fait croire à la présence de trente à quarante mille hommes. Dire que, le matin encore, on avait failli faire sauter le viaduc de Dannemarie ! Vingt lieues d’une riche contrée venaient d’être ravagées, sans raison aucune, par la plus imbécile des paniques ; et, au souvenir de ce qu’ils avaient vu dans cette journée lamentable, les habitants fuyant affolés, poussant leurs bestiaux vers la montagne, le flot des voitures chargées de meubles coulant vers la ville, parmi le troupeau des enfants et des femmes, les soldats se fâchaient, s’exclamaient, au milieu de ricanements exaspérés.