La Débâcle – 2064

Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation. Dans certains carrefours, les caissons se touchaient, un seul obus prussien, tombant sur un d’eux, aurait fait sauter les autres ; et Sedan entier se serait allumé comme une torche. Puis, que faire d’un pareil amas de misérables, foudroyés de faim et de fatigue, sans cartouches, sans vivres ? Rien que pour déblayer les rues, il eût fallu tout un jour. La forteresse elle-même n’était pas armée, la ville n’avait pas d’approvisionnements. Dans le conseil, c’étaient là les raisons que venaient dedonner les esprits sages, gardant la vue nette de la situation, au milieu de leur grande douleur patriotique ; et les officiers les plus téméraires, ceux qui frémissaient en criant qu’une armée ne pouvait se rendre ainsi, avaient dû baisser la tête sans trouver les moyens pratiques de recommencer la lutte, le lendemain Place Turenne et place du Rivage, Delaherche parvint à se frayer péniblement un passage dans la cohue. En passant devant l’hôtel de la Croix d’Or, il eut une vision morne de la salle à manger, où des généraux étaient assis, muets, devant la table vide. Il n’y avait plus rien, pas même du pain. Cependant, le général Bourgain-Desfeuilles, qui tempêtait dans la cuisine, dut trouver quelque chose, car il se tut et monta vivement l’escalier, les mains embarrassées d’un papier gras. Une telle foule était là, à regarder de la place, au travers des vitres, cette table d’hôte lugubre, balayée par la disette, que le fabricant de drap dut jouer des coudes, comme englué, reperdant parfois, sous une poussée, le chemin qu’il avait gagné déjà. Mais, dans la Grande-Rue, le mur devint infranchissable, il désespéra un instant. Toutes les pièces d’une batterie semblaient y avoir été jetées les unes par-dessus les autres. Il se décida à monter sur les affûts, il enjamba les pièces, sauta de roue en roue, au risque de se rompre les jambes. Ensuite, ce furent des chevaux qui lui barrèrent le chemin ; et il se baissa, se résigna à filer parmi les pieds, sous les ventres de ces lamentables bêtes, à demi mortes d’inanition. Puis, après un quart d’heure d’efforts, comme il arrivait à la hauteur de la rue Saint-Michel, les obstacles grandissants l’effrayèrent, il projeta de s’engager dans cette rue, pour faire le tour par la rue des Laboureurs, espérant que ces voies écartées seraientmoins envahies. La malchance voulut qu’il y eût là une maison louche, dont une bande de soldats ivres faisaient le siège ; et, craignant d’attraper quelque mauvais coup, dans la bagarre, il revint sur ses pas. Dès lors, il s’entêta, il poussa jusqu’au bout de la Grande-Rue, tantôt marchant en équilibre sur des timons de voiture, tantôt escaladant des fourgons. Place du Collège, il fut porté sur des épaules pendant une trentaine de pas. Il retomba, faillit avoir les côtes défoncées, ne se sauva qu’en se hissant aux barreaux d’une grille. Et, lorsqu’il atteignit enfin la rue Maqua, en sueur, en lambeaux, il y avait plus d’une heure qu’il s’épuisait, depuis son départ de la sous-préfecture, pour faire un chemin qui lui demandait, d’habitude, moins de cinq minutes