La Débâcle – 2150

Sous le petit jour blanc du matin, à ce moment du réveil, la vue de l’ambulance les glaça. Trois blessés encore étaient morts pendant la nuit, sans qu’on s’en aperçût ; et les infirmiers se hâtaient de faire de la place aux autres, en emportant les cadavres. Les opérés de la veille, dans leur somnolence, rouvraient de grands yeux, regardaient avec hébétement ce vaste dortoir de souffrance ; où, sur de la litière, gisait tout un troupeau à demi égorgé. On avait eu beau donner un coup de balai, le soir, faire un bout de ménage, après la cuisine sanglante des opérations : le sol mal essuyé gardait des traînées de sang, une grosse éponge tachée de rouge, pareille à une cervelle, nageait dans un seau ; une main oubliée, avec ses doigts cassés, traînait à la porte, sous le hangar. C’étaient les miettes de la boucherie, l’affreux déchet d’un lendemain de massacre, dans le morne leverde l’aube. Et l’agitation, ce besoin de vie turbulent des premières heures, avait fait place à une sorte d’écrasement, sous la fièvre lourde. A peine, troublant le moite silence, une plainte s’élevait-elle, bégayée, assourdie de sommeil. Les yeux vitreux s’effaraient de revoir le jour, les bouches empâtées soufflaient une haleine mauvaise, toute la salle tombait à cette suite de journées sans fin, livides, nauséabondes, coupées d’agonie, qu’allaient vivre les misérables éclopés qui s’en tireraient peut-être, au bout de deux ou trois mois, avec un membre de moins.