La Débâcle – 2207

Tout ce que je me rappelle, c’est que la nuit déjà tombait, au moment où j’ai repris connaissance… Lorsque j’avais culbuté, en chargeant, le soleil était très haut. Depuis des heures, je devais être là, la jambe droite écrasée sous mon vieux Zéphir, qui, lui, avait reçu une balle en plein poitrail… Je vous assure que ça n’avait rien de gai, cette position-là, des tas de camarades morts, et pas un chat de vivant, et l’idée que l’allais crever moi aussi, si personne ne venait me ramasser… Doucement, j’avais tâché de dégager ma hanche ; mais impossible, Zéphir pesait bien comme les cinq cent mille diables. Il était chaud encore. Je le caressais, je l’appelais, avec des mots gentils. Et c’est ça, voyez-vous, que jamais jen’oublierai : il a rouvert les yeux, il a fait un effort pour relever sa pauvre tête, qui traînait par terre, à côté de la mienne. Alors, nous avons causé : ” Mon pauvre vieux, que je lui ai dit, ce n’est pas pour te le reprocher, mais tu veux donc me voir claquer avec toi, que tu me tiens si fort ? ” Naturellement, il n’a pas répondu oui. Ça n’empêche que j’ai lu dans son regard trouble la grosse peine qu’il avait de me quitter. Et je ne sais pas comment ça s’est fait, s’il la voulu ou si ça n’a été qu’une convulsion, mais il a eu une brusque secousse qui l’a jeté de côté. J’ai pu me mettre debout, ah ! dans un sacré état, la jambe lourde comme du plomb… N’importe, j’ai pris la tête de Zéphir entre mes bras, en continuant à lui dire des choses, tout ce qui me venait du cœur, que c’était un bon cheval, que je l’aimais bien, que je me souviendrais toujours de lui. Il m’écoutait, il paraissait si content ! Puis, il a eu encore une secousse, et il est mort, avec ses grands yeux vides, qui ne m’avaient pas quitté… Tout de même, c’est drôle, et l’on ne me croira pas : la vérité pure est pourtant qu’il avait dans les yeux de grosses larmes… Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme.