La Débâcle – 2256

Et, à cinquante pas de là, comme ils débouchaient enfin sur le plateau d’Illy, la plaine rase se déroula brusquement devant eux. Cette fois, c’était le vrai champ de bataille, les terrains nus s’étalant jusqu’à l’horizon, sous le grand ciel blafard, d’où ruisselaient de continuelles averses. Les morts n’y étaient pas entassés,tous les Prussiens déjà avaient dû être ensevelis, car il n’en restait pas un, parmi les cadavres épars des Français, semés le long des routes, dans les chaumes, au fond des creux, selon les hasards de la lutte. Contre une haie, le premier qu’ils rencontrèrent était un sergent, un homme superbe, jeune et fort, qui semblait sourire de ses lèvres entrouvertes, le visage calme. Mais, cent pas plus loin, en travers de la route, ils en virent un autre, mutilé affreusement, la tête à demi emportée, les épaules couvertes des éclaboussures de la cervelle. Puis, après les corps isolés, çà et là, il y avait de petits groupes, ils en aperçurent sept à la file, le genou en terre, l’arme à l’épaule, frappés comme ils tiraient ; tandis que, près d’eux, un sous-officier était tombé aussi, dans l’attitude du commandement. La route ensuite filait le long d’un étroit ravin, et ce fut là que l’horreur les reprit, en face de cette sorte de fossé où toute une compagnie semblait avoir culbuté, sous la mitraille : des cadavres l’emplissaient, un écroulement, une dégringolade d’hommes, enchevêtrés, cassés, dont les mains tordues avait écorché la terre jaune, sans pouvoir se retenir. Et un vol noir de corbeaux s’envola avec des croassements ; et, déjà, des essaims de mouches bourdonnaient au-dessus des corps, revenaient obstinément par milliers, boire le sang frais des blessures.