La Débâcle – 2279

Silvine, en approchant de la ferme, remarqua d’autres paysans, en train de creuser à la pioche de longues tranchées. Mais ceux-là étaient sous les ordres directs d’officiers prussiens, qui, une simple badine aux doigts, raides et muets, surveillaient l’ouvrage. On avait ainsi réquisitionné les habitants des villages pour enterrer les morts, dans la crainte que le temps pluvieux ne hâtât la décomposition. Deux chariots de cadavres étaient là, une équipe les déchargeait, les couchait rapidement côte à côte, en un rang pressé, sans les fouiller ni même les regarder au visage ; tandis que trois hommes, armés de grandes pelles, suivaient, recouvraient le rang d’une couche de terre si mince, que déjà, sous les averses, des gerçures fendillaient le sol. Avant quinze jours, tant ce travail était hâtif, la peste soufflerait par toutes ces fentes. Et Silvine ne put s’empêcher de s’arrêter au bord de la fosse, de les dévisager, à mesure qu’on les apportait, ces misérables morts. Elle frémissait d’une horrible crainte, avec l’idée, à chaque visage sanglant, qu’elle reconnaissait Honoré. N’était-ce pas ce malheureux dont l’œil gauche manquait ? ou celui-ci peut-être qui avait les mâchoires fendues ? Si elle ne se hâtait pas de le découvrir, sur ce plateau vague et sans fin, certainement qu’on allait le lui prendre et l’enfouir dans le tas, parmi les autres.