La Débâcle – 2308

Au pont de Meuse, l’âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s’assurer du contenu de la charrette ; et, lorsqu’il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d’un air saisi ; puis, d’un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l’encombrement augmentait, c’était un des premiers convois de prisonniers, qu’un détachement prussien conduisait à la presqu’île d’Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n’ont même plus de couteau pour s’ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l’on n’entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n’était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.