La Débâcle – 2452

Jean, d’esprit pratique et de peau plus dure, ne songeait qu’à leur sottise, de n’avoir pas emporté chacun un pain. Dans l’effarement de leur départ, ils s’en étaient même allés à jeun ; et la faim, une fois encore, leur cassait les jambes. D’autres prisonniers devaient être dans le même cas, car plusieurs tendaient de l’argent, suppliaient qu’on leur vendit quelque chose. Il y en avait un, très grand, l’air très malade, qui agitait une pièce d’or, l’offrant au bout de son long bras, par-dessus la tête des soldats de l’escorte, avec le désespoir de rien trouver à acheter. Et ce fut alors que Jean, qui guettait, aperçut de loin, devant une boulangerie, une douzaine de pains en tas. Tout de suite, avant les autres, il jeta cent sous, voulut prendre deux de ces pains. Puis, comme le Prussien qui se trouvait près de lui, le repoussait brutalement, il s’entêta à ramasser au moins sa pièce. Mais, déjà, le capitaine, auquel la surveillance de la colonne était confiée, un petit chauve, de figure insolente, accourait. Il leva sur Jean la crosse de son revolver, il jura qu’il fendrait la tête au premier qui oserait bouger. Et tous avaient plié les épaules, baissé les yeux, tandis que la marche continuait, avec le sourd roulement des pieds, dans cette soumission frémissante du troupeau.