La Débâcle – 2625

Bien que la pitié fût grande, tous deux ne pouvaient parler de Gutmann sans une sorte de gaieté attendrie. Lorsque la jeune femme était entrée à l’ambulance, le premier jour, elle avait eu le saisissement de reconnaître, dans ce soldat bavarois, l’homme à la barbe et aux cheveux rouges, aux gros yeux bleus, au large nez carré, qui l’avait emportée entre ses bras, à Bazeilles, pendant qu’on fusillait son mari. Lui, également, la reconnut ; mais il ne pouvait parler, une balle, entrée par la nuque, lui avait enlevé la moitié de la langue. Et, après deux jours d’un recul d’horreur, d’un involontaire frisson, chaque fois qu’elle s’approchait de son lit, elle fut conquise par les regards désespérés et très doux dont il la suivait. N’était-ce donc plus le monstre, au poil éclaboussé de sang, aux prunelles chavirées de rage, qui la hantait d’un affreux souvenir ? Il lui fallait un effort pour le retrouver maintenant chez ce malheureux, l’air si bonhomme, si docile, au milieu de ses atroces souffrances. Son cas, peu fréquent, cette infirmité brusque, touchait l’ambulance entière. On n’était même pas bien sûr qu’il se nommât Gutmann, on l’appelait ainsi, parce que l’unique son qu’il arrivait à proférer était un grognement de deux syllabes qui faisait à peu près ce nom. Sur tout le reste, on croyait seulement savoir qu’il était marié et qu’il avait des enfants. Il devait comprendre quelques mots de français, il répondait parfois d’un signe violent de la tête. Marié ? oui, oui ! Des enfants ? oui,oui ! Son attendrissement, un jour, à voir de la farine, avait encore fait supposer qu’il pouvait être meunier. Et rien autre. Où était-il, le moulin ? Dans quel lointain village de la Bavière pleuraient-ils à cette heure, les enfants et la femme ? Allait-il donc mourir, inconnu, sans nom, laissant les siens, là-bas, dans une éternelle attente ?