La Débâcle – 2876

D’abord, Delaherche souffrit beaucoup des soldats et des officiers qu’il eut à loger. Toutes les nationalités défilaient chez lui, la pipe aux dents. Chaque jour, il tombait sur la ville, à l’improviste, deux mille hommes, trois, mille hommes, des fantassins, des cavaliers, des artilleurs ; et, bien que ces hommes n’eussent droit qu’au toit et au feu, il fallait souvent courir, se procurer des provisions. Les chambres où ils séjournaient restaient d’une saleté repoussante. Souvent, les officiers rentraient ivres, se rendaient plus insupportables que leurs soldats. Pourtant, la discipline les tenait, si impérieuse, que les faits de violence et de pillage étaient rares. Dans tout Sedan, on ne citait que deux femmes outragées. Ce fut plus tard seulement, lorsque Paris résista, qu’ils firent sentir durement leur domination, exaspérés de voir que la lutte s’éternisait, inquiets de l’attitude de la province, craignant toujours le soulèvement en masse, cette guerre de loups que leur avaient déclarée les francs-tireurs.Delaherche venait justement de loger un commandant de cuirassiers, qui couchait avec ses bottes, et qui, en partant, avait laissé de l’ordure jusque sur la cheminée, lorsque, dans la seconde quinzaine de septembre, le capitaine de Gartlauben tomba chez lui, un soir de pluie diluvienne. La première heure fut assez rude. Il parlait haut, exigeait la plus belle chambre, faisait sonner son sabre sur les marches de l’escalier. Mais, ayant aperçu Gilberte, il devint correct, s’enferma, passa d’un air raide, en saluant poliment. Il était très adulé, car on n’ignorait pas qu’un mot de lui au colonel, qui commandait à Sedan, suffisait pour faire adoucir une réquisition ou relâcher un homme. Récemment, son oncle, le gouverneur général, à Reims, avait lancé une proclamation froidement féroce, décrétant l’état de siège et punissant de la peine de mort toute personne qui servirait l’ennemi, soit comme espion, soit en égarant les troupes allemandes qu’elles seraient chargées de conduire, soit en détruisant les ponts et les canons, en endommageant les lignes télégraphiques et les chemins de fer. L’ennemi, c’étaient les Français ; et le cœur des habitants bondissait, en lisant la grande affiche blanche, collée à la porte de la commandature, qui leur faisait un crime de leur angoisse et de leurs vœux. Il était si dur déjà d’apprendre les nouvelles victoires des armées allemandes par les hourras de la garnison ! Chaque journée amenait ainsi son deuil, les soldats allumaient de grands feux, chantaient, se grisaient, la nuit entière, tandis que les habitants, forcés désormais de rentrer à neuf heures, écoutaient du fond de leurs maisons noires, éperdus d’incertitude, devinant un nouveau malheur. Ce fut même dans une de ces circonstances, vers le milieud’octobre, que monsieur de Gartlauben fit, pour la première fois, preuve de quelque délicatesse. Depuis le matin, Sedan renaissait à l’espérance, le bruit courait d’un grand succès de l’armée de la Loire, en marche pour délivrer Paris. Mais, tant de fois déjà, les meilleures nouvelles s’étaient changées en messagères de désastres ! Et, dès le soir, en effet, on apprenait que l’armée bavaroise s’était emparée d’Orléans. Rue Maqua, dans une maison qui faisait face à la fabrique, des soldats braillèrent si fort, que le capitaine, ayant vu Gilberte très émue, alla les faire taire, en trouvant lui-même ce tapage déplacé.