La Débâcle – 2878

Aussi Delaherche finit-il par se départir de son attitude froide. Les familles bourgeoises s’étaient enfermées au fond de leurs appartements, évitant tout rapport avec les officiers quelles logeaient. Mais lui, agité de son continuel besoin de parler, de plaire, de jouir de la vie, souffrait beaucoup de ce rôle de vaincu boudeur. Sa grande maison silencieuse et glacée, où chacun vivait à part, dans une raideur de rancune, lui pesait terriblement aux épaules. Aussi commença-t-il, un jour, par arrêter monsieur de Gartlauben dans l’escalier, pour le remercier de ses services. Et, peu à peu, l’habitude fut prise, les deux hommes échangèrent quelques paroles,quand ils se rencontrèrent ; de sorte qu’un soir le capitaine prussien se trouva assis, dans le cabinet du fabricant, au coin de la cheminée où brûlaient d’énormes bûches de chêne, fumant un cigare, causant en ami des nouvelles récentes. Pendant les premiers quinze jours, Gilberte ne parut pas, il affecta d’ignorer son existence, bien qu’au moindre bruit il tournât vivement les yeux vers la porte de la chambre voisine. Il semblait vouloir oublier sa situation de vainqueur, se montrait d’esprit dégagé et large, plaisantait volontiers certaines réquisitions qui prêtaient à rire. Ainsi, un jour qu’on avait réquisitionné un cercueil et un bandage, ce bandage et ce cercueil l’amusèrent beaucoup. Pour le reste, le charbon de terre, l’huile, le lait, le sucre, le beurre, le pain, la viande, sans compter des vêtements, des poêles, des lampes, enfin tout ce qui se mange et tout ce qui sert à la vie quotidienne, il avait un haussement d’épaules : mon Dieu ! que voulez-vous ? c’était vexatoire sans doute, il convenait même qu’on demandait trop ; seulement, c’était la guerre, il fallait bien vivre en pays ennemi. Delaherche, qu’irritaient ces réquisitions incessantes, gardait son franc-parler, les épluchait chaque soir, comme s’il eût examiné le livre de sa cuisine. Pourtant, ils n’eurent qu’une discussion vive, au sujet de la contribution d’un million, dont le préfet prussien de Rethel venait de frapper le département des Ardennes, sous le prétexte de compenser les pertes causées à l’Allemagne par les vaisseaux de guerre français et par l’expulsion des Allemands domiciliés en France. Dans la répartition, Sedan devait payer quarante-deux mille francs. Et il s’épuisa à faire comprendre à son hôte que cela était inique, que la situation de la ville se trouvaitexceptionnelle, qu’elle avait déjà trop souffert pour être ainsi frappée. D’ailleurs, tous deux sortaient plus intimes de ces explications, lui enchanté de s’être étourdi du flot de sa parole, le Prussien content d’avoir fait preuve d’une urbanité toute parisienne.