La Débâcle – 2979

A la veille du 31 octobre, Maurice fut ainsi ravagé par ce mal de la défiance et du rêve. Il acceptait maintenant des imaginations dont il aurait souri autrefois. Pourquoi pas ? est-ce que l’imbécillité et le crime n’étaient pas sans bornes ? est-ce que le miracle ne devenait pas possible, au milieu des catastrophes qui bouleversaient le monde ? Il avait toute une longue rancune amassée, depuis l’heure où il avait appris Frœschwiller, là-bas, devant Mulhouse ; il saignait de Sedan, ainsi que d’une plaie vive, toujours irritées que le moindre revers suffisait à rouvrir ; il gardait l’ébranlement de chacune des défaites, le corps appauvri, la tête affaiblie par une si longue suite de jours sans pain, de nuits sans sommeil, jeté dans l’effarement de cette existence de cauchemars, ne sachant même plus s’il vivait ; et l’idée que tant de souffrances aboutiraient à une catastrophe nouvelle, irrémédiable, l’affolait, faisait de ce lettré un être d’instinct, retourné à l’enfance, sans cesse emporté par l’émotion du moment. Tout, la destruction, l’extermination plutôt que de donner un sou de la fortune, un pouce du territoire de la France ! En lui, s’achevait l’évolution qui, sous le coup des premières batailles perdues, avait détruit la légende napoléonienne, le bonapartisme sentimental qu’il devait aux récits épiques de son grand-père. Déjà même, il n’en était plus à la république théorique et sage, il versait dans les violences révolutionnaires, croyait à la nécessité de la terreur, pour balayer les incapables et les traîtres, en train d’égorger lapatrie. Aussi, le 31 octobre, fut-il de cœur avec les émeutiers, lorsque les nouvelles désastreuses se succédèrent coup sur coup : la perte du Bourget, si vaillamment conquis par les volontaires de la Presse, dans la nuit du 27 au 28 ; l’arrivée de monsieur Thiers à Versailles, de retour de son voyage au travers des capitales de l’Europe, d’où il revenait, disait-on, pour traiter au nom de Napoléon III ; enfin, la reddition de Metz, dont il apportait l’effroyable certitude, au milieu des bruits vagues qui couraient déjà, le dernier coup de massue, un autre Sedan, d’une honte plus grande. Et, le lendemain, quand il apprit les événements de l’Hôtel de Ville, les émeutiers vainqueurs un instant, les membres du gouvernement de la Défense nationale prisonniers jusqu’à quatre heures du matin, sauvés seulement alors par un revirement de la population, exaspérée contre eux d’abord, inquiète ensuite, à la pensée de l’insurrection victorieuse, il regretta cet avortement, cette Commune, d’où le salut serait venu peut-être, l’appel aux armes, la patrie en danger, tous les classiques souvenirs d’un peuple libre qui ne veut pas mourir. Monsieur Thiers n’osa même pas entrer dans Paris, et l’on fut sur le point d’illuminer, après la rupture des négociations.