La Débâcle – 322

A minuit, Maurice ne dormait pas encore. Une insomnie fiévreuse, traversée de mauvais rêves, le faisait se retourner sous la tente. Il finit par en sortir, soulagé d’être debout, de respirer l’air froid, fouetté de vent. Le ciel s’était couvert de gros nuages, la nuit devenait très sombre, un infini morne de ténèbres, que les derniers feux mourants des fronts de bandière éclairaient de rares étoiles. Et, dans cette paix noire, comme écrasée de silence, on sentait la respiration lente des cent mille hommes qui étaient couchés là. Alors, les angoisses de Maurice s’apaisèrent, une fraternité lui vint, pleine de tendresse indulgente pour tous ces vivants endormis, dont bientôt des milliers dormiraient du sommeil de la mort. Braves gens tout de même ! Ils n’étaient guère disciplinés, ils volaient et buvaient. Mais que de souffrances déjà, et que d’excuses, dans l’effondrement de la nation entière ! Les vétérans glorieux de Sébastopol et de Solférino n’étaient déjà plus que le petit nombre, encadrés parmi des troupes trop jeunes, incapables d’une longue résistance. Ces quatre corps, formés et reconstitués à la hâte, sans liens solides entre eux, c’était l’armée de la désespérance, le troupeau expiatoire qu’on envoyait au sacrifice, pour tenter de fléchir la colère du destin. Elle allait monter son calvaire jusqu’au bout, payant les fautes de tous du flot rouge de son sang, grandie dans l’horreur même du désastre.