La Débâcle – 421

La commune histoire, que cet amour contrarié d’Honoré Fouchard et de Silvine Morange. Elle, une fille brune aux beaux yeux de soumission, avait perdu toute jeune sa mère, une ouvrière séduite, qui travaillait dans une usine de Raucourt ; et c’était le docteur Dalichamp, son parrain d’occasion, un brave homme toujours prêt à adopter les enfants des malheureuses qu’il accouchait, qui avait eu l’idée de la placer comme petite servante chez le père Fouchard. Certes, le vieux paysan, devenu boucher par un besoin de lucre, promenant sa viande dans vingt communes des environs, était d’une avarice noire, d’une impitoyable dureté ; mais il surveillerait la petite, elle aurait un sort, si elle travaillait. En tout cas, elle serait sauvée de la débauche de l’usine. Et il arriva naturellement que, chez le père Fouchard, le fils de la maison et la petite servante s’aimèrent. Honoré avait eu seize ans, quand Silvine en avait douze, et comme elle en avait seize, il en eut vingt, il tira au sort, ravi d’amener un bon numéro, résolu à l’épouser. Par une honnêteté rare, qui tenait à la nature réfléchie et calme du garçon, rien ne s’était passé entre eux que de grandes embrassades dans la grange. Mais, quand il parla de ce mariage au père, celui-ci exaspéré, têtu, déclara qu’il faudrait le tuer d’abord ; et il garda la fille, tranquillement, espérant qu’ils se contenteraient ensemble, que ça se passerait. Pendant près de dix-huit mois encore, les jeunes gens s’adorèrent, se voulurent, sans se toucher. Puis, à la suite d’une scène abominable entre les deux hommes, le fils ne pouvantrester davantage, s’engagea, fut envoyé en Afrique, pendant que le vieux s’obstinait à garder sa servante, dont il était content. Alors, ce fut l’affreuse chose : Silvine, qui avait juré d’attendre, se trouva un soir, quinze jours plus tard, dans les bras d’un garçon de ferme engagé depuis quelques mois, ce Goliath Steinberg, le Prussien comme on le nommait, un grand bon enfant aux petits cheveux blonds, à la large face rose toujours souriante, qui était le camarade, le confident d’Honoré. Le père Fouchard, sournoisement, avait-il poussé à cette aventure ? Silvine s’était-elle donnée dans une minute d’inconscience ou avait-elle été à demi violentée, malade de chagrin, affaiblie encore par les larmes de la séparation ? Elle ne savait plus elle-même, comme foudroyée, devenue enceinte, acceptant maintenant la nécessité d’un mariage avec Goliath. Lui, d’ailleurs, toujours souriant, ne disait pas non, reculait simplement la formalité jusqu’à la naissance du petit. Puis, brusquement, à la veille des couches, il disparut. On raconta plus tard qu’il était allé servir dans une autre ferme, du côté de Beaumont. Il y avait trois ans de cela, et personne à cette heure ne doutait que ce Goliath si bon homme, qui faisait si à l’aise des enfants aux filles, était un de ces espions dont l’Allemagne peuplait nos provinces de l’Est. En Afrique, lorsque Honoré avait su cette histoire, il était resté trois mois à l’hôpital, comme si le grand soleil de là-bas l’avait assommé, d’un coup de tison à la nuque ; et jamais il n’avait voulu profiter d’un congé pour revenir au pays, de crainte d’y revoir Silvine et l’enfant.