Vers une heure du matin, Maurice fut posé en sentinelle perdue, à la lisière d’un champ de pruniers, entre la route et la rivière. La nuit était d’un noir d’encre. Dès qu’il se trouva seul, dans l’écrasant silence de la campagne endormie, il se sentit envahir par un sentiment de peur, d’une affreuse peur qu’il ne connaissait pas, qu’ilne pouvait vaincre, pris d’un tremblement de colère et de honte. Il s’était retourné, pour se rassurer en voyant les feux du camp ; mais un petit bois devait les lui cacher, il n’avait derrière lui qu’une mer de ténèbres ; seules, très lointaines, quelques lumières brûlaient toujours à Vouziers, dont les habitants, prévenus sans doute, frissonnant à l’idée de la bataille, ne se couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce fut, en épaulant, de constater qu’il n’apercevait même pas la mire de son fusil. Alors commença l’attente la plus cruelle, toutes les forces de son être bandées dans l’ouïe seule, les oreilles ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant par s’emplir d’une rumeur de tonnerre. Un ruissellement d’eau lointaine, un remuement léger de feuilles, le saut d’un insecte devenaient énormes de retentissement. N’était-ce point un galop de chevaux, un roulement sans fin d’artillerie, qui arrivait de là-bas, droit à lui ? Sur sa gauche, n’avait-il pas entendu un chuchotement discret, des voix étouffées, une avant-garde rampant dans l’ombre, préparant une surprise ? Trois fois, il fut sur le point de lâcher son coup de feu, pour donner l’alarme. La crainte de se tromper, d’être ridicule, augmentait son malaise. Il s’était agenouillé, l’épaule gauche contre un arbre ; il lui semblait qu’il était ainsi depuis des heures, qu’on l’avait oublié là, que l’armée devait s’en être allée sans lui. Et, brusquement, il n’eut plus peur, il distingua très nettement, sur la route qu’il savait à deux cents mètres, le pas cadencé de soldats en marche. Tout de suite, il avait eu la certitude que c’étaient les troupes en détresse, si impatiemment attendues, le général Dumont ramenant la brigade Bordas. A ce moment, on venait le relever, sa faction avait à peine duré l’heure réglementaire.C’était bien la troisième division qui rentrait au camp. Le soulagement fut immense. Mais on redoubla de précautions, car les renseignements rapportés confirmaient tout ce qu’on croyait savoir sur l’approche de l’ennemi. Quelques prisonniers qu’on ramenait, des uhlans sombres, drapés de leurs grands manteaux, refusèrent de parler. Et le petit jour, une aube livide de matinée pluvieuse, se leva, dans l’attente qui continuait, énervée d’impatience. Depuis quatorze heures bientôt, les hommes n’osaient dormir. Vers sept heures, le lieutenant Rochas raconta que Mac-Mahon arrivait avec toute l’armée. La vérité était que le général Douay avait reçu, en réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte inévitable sous Vouziers, une lettre du maréchal qui lui disait de tenir bon, jusqu’à ce qu’il pût le faire soutenir : le mouvement en avant était arrêté, le 1er, corps se portait sur Terron, le 5e sur Buzancy, tandis que le 12e resterait au Chêne, en seconde ligne. Alors, l’attente s’élargit encore, ce n’était plus un simple combat qu’on allait livrer, mais une grande bataille, où donnerait toute cette armée, détournée de la Meuse, en marche désormais vers le sud, dans la vallée de l’Aisne. Et l’on n’osa toujours pas faire la soupe, on dut se contenter encore de café et de biscuits, car le ” coup de torchon ” était pour midi, tous le répétaient, sans savoir pourquoi. Un aide de camp venait d’être envoyé au maréchal, afin de hâter l’arrivée des secours, l’approche des deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine. Trois heures plus tard, un second officier partit au galop pour le Chêne, où se trouvait le grand quartier général, dont il devait rapporter les ordres immédiats, tellement l’inquiétude avait grandi, à la suite des nouvelles données par un maire decampagne, qui prétendait avoir vu cent mille hommes à Grand-Pré, tandis que cent autres mille montaient par Buzancy.