Et alors, on n’a pas idée de ce qui s’est passé… Il paraît que ces gens-là marchaient depuis trois jours, et qu’ils venaient de se battre à Beaumont, comme des enragés. Aussi crevaient-ils de faim, les yeux hors de la tête, à moitié fous… Les officiers n’ont pas même essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes et les fenêtres, cassant les meubles, cherchant à manger et à boire, avalant n’importe quoi, ce qui leur tombait sous la main… Chez monsieur Simonnot, l’épicier, j’en ai aperçu un qui puisait avec son casque, au fond d’un tonneau de mélasse. D’autres mordaient dans des morceaux de lard cru. D’autres mâchaient de la farine. Déjà, disait-on, il ne restait plus rien, depuis quarante-huit heures que des soldats passaient ; et ils trouvaient quand même, sans doute des provisions cachées ; de sorte qu’ils s’acharnaient à tout démolir, croyant qu’on leur refusait la nourriture. En moins d’une heure, les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les maisons bourgeoises elles-mêmes, ont eu leurs vitrines fracassées, leurs armoires pillées, leurs caves envahies et vidées… Chez le docteur, on ne s’imagine pas une chose pareille, j’en ai surpris un gros qui a mangé tout le savon. Mais c’est dans la cave surtout qu’ils ont fait du ravage. On les entendait d’en haut hurler comme des bêtes briser les bouteilles, ouvrir les cannellesdes tonneaux, dont le vin coulait avec un bruit de fontaine. Ils remontaient les mains rouges, d’avoir pataugé dans tout ce vin répandu… Et, voyez ce que c’est, quand on redevient ainsi des sauvages, monsieur Dalichamp a voulu vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d’opium, qu’il avait découvert. Pour sûr, le malheureux est mort à l’heure qu’il est, tant il souffrait, quand je suis partie.