La Débâcle – 874

C’était là qu’un grand-oncle du Delaherche actuel avait construit, au siècle dernier, la fabrique monumentale, qui, depuis cent soixante ans, n’était point sortie de la famille. Il y a ainsi, à Sedan, datant des premières années de Louis XV, des fabriques de drap grandes comme des Louvres, avec des façades d’une majesté royale. Celle de la rue Maqua avait trois étages de hautes fenêtres, encadrées de sévères sculptures ; et, à l’intérieur, une cour de palais était encore plantée des vieux arbres de la fondation, des ormes gigantesques. Trois générations de Delaherche avaient fait là des fortunes considérables. Le père de Jules, le propriétaire actuel, ayant hérité la fabrique d’un cousin, mort sans enfant, c’était maintenant une branche cadette qui trônait. Ce père avait élargi la prospérité de la maison, mais il était de mœurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse. Aussi cette dernière, devenue veuve, tremblante de voir son fils recommencer les mêmesfarces, s’était-elle efforcée de le tenir jusqu’à cinquante ans passés dans une dépendance de grand garçon sage, après l’avoir marié à une femme très simple et très dévote. Le pis est que la vie a de terribles revanches. Sa femme étant venue à mourir, Delaherche, sevré de jeunesse, s’était amouraché d’une jeune veuve de Charleville, la jolie madame Maginot, sur laquelle on chuchotait des histoires, et qu’il avait fini par épouser, l’automne dernier, malgré les remontrances de sa mère. Sedan, très puritain, a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité de rires et de fêtes. D’ailleurs, jamais le mariage ne se serait conclu, si Gilberte n’avait eu pour oncle le colonel de Vineuil, en passe d’être promu général. Cette parenté, cette idée qu’il était entré dans une famille militaire, flattait beaucoup le fabricant de drap.