Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dès qu'elle était seule, elle pleurait, comme si elle eût commis une faute. Et la question, d'une obscurité alarmante, renaissait toujours : avait-elle péché avec ce jeune homme ? était-elle perdue, ainsi que ces vilaines femmes de la Légende, qui cèdent au diable ? Les mots, murmurés si bas : " Je vous aime ", retentissaient d'un tel fracas à son oreille, qu'ils venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée au fond de l'invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvait savoir, dans l'ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme ? Et elle tâchait de bien se rappeler les faits, elle discutait les scrupules de son innocence. Qu'était-ce donc que le péché ? Suffisait-il de se voir, de causer, de mentir ensuite aux parents ? Cela ne devait pas être tout le mal. Alors, pourquoi suffoquait-elle ainsi ? pourquoi, si elle n'était pas coupable, se sentait-elle devenir autre, agitée d'une âme nouvelle ? Peut-être le péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elle défaillait. Elle avait plein le cœur de choses vagues, indéterminées, toute une confusion de paroles et d'actes à venir, dont elle s'effarait, avant de comprendre. Un flot de sang lui empourprait les joues, elle entendait éclater les mots terrifiants : " Je vous aime " ; et elle ne raisonnait plus, elle se remettait àsangloter, doutant des faits, craignant la faute au-delà, dans ce qui n'avait pas de nom et pas de forme.

Son grand tourment était de ne s'être pas confiée à Hubertine. Si elle avait pu l'interroger, celle-ci, d'un mot sans doute, lui aurait révélé le mystère. Puis, il lui semblait que parler seulement à quelqu'un de son mal l'aurait guérie. Mais le secret était devenu trop gros, elle serait morte de honte. Elle se faisait rusée, affectait des airs tranquilles, lorsqu'il y avait tempête, au fond de son être. Quand on l'interrogeait sur ses distractions, elle levait des yeux surpris, en répondant qu'elle ne pensait à rien. Assise devant son métier, les mains machinales tirant l'aiguille, très sage, elle était ravagée par une pensée unique, du matin au soir. Etre aimée, être aimée ! Et elle, à son tour, aimait-elle ? Question obscure encore, celle-ci, que son ignorance laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu'à s'étourdir, les mots perdaient leur sens usuel, tout coulait à une sorte de vertige qui l'emportait. D'un effort, elle se reprenait, elle se retrouvait, l'aiguille à la main, brodait quand même avec son application accoutumée, dans un rêve. Peut-être couvait-elle quelque grande maladie. Un soir, en se couchant, elle fut saisie d'un frisson ; elle crut qu'elle ne se relèverait pas. Son cœur battait à se rompre, ses oreilles s'emplissaient d'un bourdonnement de cloche. Aimait-elle ou allait-elle mourir ? Et elle souriait paisiblement à Hubertine, qui, en train de cirer son fil, l'examinait, inquiète.

D'ailleurs, Angélique avait fait le serment de ne jamais revoir Félicien. Elle ne se risquait plus parmi les herbes folles du Clos-Marie, elle ne visitait même plus ses pauvres. Sa peur était qu'il ne se passât quelque chosed'effrayant, le jour où ils se retrouveraient face à face. Dans sa résolution, entrait en outre une idée de pénitence, pour se punir du péché qu'elle avait pu commettre. Aussi, les matins de rigidité, se condamnait-elle à ne pas jeter un seul coup d'œil par la fenêtre, de crainte d'apercevoir, au bord de la Chevrotte, celui qu'elle redoutait. Et si, tentée, elle regardait, et qu'il ne fût pas là, elle en était toute triste, jusqu'au lendemain.

Or, un matin, Hubert ordonnait une dalmatique, lorsqu'un coup de sonnette le fit descendre. Ce devait être un client, quelque commande sans doute, car Hubertine et Angélique entendaient le bourdonnement des voix, par la porte de l'escalier, restée ouverte. Puis, elles levèrent la tête, très surprises : des pas montaient, le brodeur amenait le client, ce qui n'arrivait jamais. Et la jeune fille demeura saisie, en reconnaissant Félicien. Il était mis simplement, en ouvrier d'art, dont les mains sont blanches. Puisqu'elle n'allait plus à lui, il venait à elle, après des journées d'attente vaine et d'incertitude anxieuse, passées à se dire qu'elle ne l'aimait donc pas.

Tiens ! mon enfant, voici qui te regarde, expliqua Hubert. Monsieur vient nous commander un travail exceptionnel. Et, ma foi ! pour en causer tranquillement, j'ai préféré le recevoir ici... C'est à ma fille, monsieur, qu'il faut montrer votre dessin.

Ni lui, ni Hubertine, n'avaient le moindre soupçon. Ils s'approchèrent seulement avec curiosité, pour voir. Mais Félicien était, comme Angélique, étranglé d'émotion. Ses mains tremblaient, lorsqu'il déroula ledessin ; et il dut parler lentement, afin de cacher le trouble de sa voix.

C'est une mitre pour Monseigneur... Oui, des dames de la ville, qui veulent lui faire ce cadeau, m'ont chargé d'en dessiner les pièces et d'en surveiller l'exécution. Je suis peintre verrier, mais je m'occupe beaucoup aussi d'art ancien... Vous voyez, je n'ai fait que reconstituer une mitre gothique...

Angélique, penchée sur la grande feuille qu'il posait devant elle, eut une exclamation légère.

Oh ! sainte Agnès !

C'était, en effet, la martyre de treize ans, la vierge nue et vêtue de ses cheveux, d'où ne sortaient que ses petits pieds et ses petites mains, telle qu'elle était sur son pilier, à une des portes de la cathédrale, telle surtout qu'on la retrouvait à l'intérieur, dans une vieille statue de bois, anciennement peinte, aujourd'hui d'un blond fauve, toute dorée par l'âge. Elle occupait la face entière de la mitre, debout, ravie au ciel, emportée par deux anges ; et, au-dessous d'elle, un paysage très lointain, très fin, s'étendait. Le revers et les barbes étaient enrichis d'ornements lancéolés, d'un beau style.

Ces dames, reprit Félicien, font le cadeau pour la procession du Miracle, et j'ai naturellement cru devoir choisir sainte Agnès...

L'idée est excellente, interrompit Hubert.

Hubertine dit à son tour :

Monseigneur sera très touché.

La procession du Miracle, qui se faisait chaque année le 28 juillet, datait de Jean V d'Hautecœur, en remerciement du pouvoir miraculeux de guérir, que Dieu lui avait envoyé, à lui et à sa race, pour sauver Beaumont de la peste. La légende contait que les Hautecœur devaient ce pouvoir à l'intervention de sainte Agnès, dont ils étaient fort dévots ; et de là l'usage antique, à la date anniversaire, de sortir la vieille statue de la sainte, que l'on promenait solennellement au travers des rues de la ville, dans la pieuse croyance qu'elle continuait à en écarter tous les maux.

Pour la procession du Miracle, murmura enfin Angélique les yeux sur le dessin, mais c'est dans vingt jours, jamais nous n'aurons le temps.

Les Hubert hochèrent la tête. En effet, un pareil travail demandait des soins infinis. Hubertine, cependant, se tourna vers la jeune fille.

Je pourrais t'aider, je me chargerais des ornements, et tu n'aurais à faire que la figure.

Angélique examinait toujours la sainte, dans son trouble. Non, non ! elle refusait, elle se défendait contre la douceur d'accepter. Ce serait très mal, d'être complice ; car, sûrement, Félicien mentait, elle sentait bien qu'il n'était pas pauvre, qu'il se cachait sous ce vêtement d'ouvrier ; et cette simplicité jouée, toute cette histoire pour pénétrer jusqu'à elle, la mettait en garde, amusée et heureuse au fond, le transfigurant, voyant le royal prince qu'il devait être, dans l'absolue certitude où elle vivait de la réalisation entière de son rêve.

Non, répéta-t-elle à demi-voix, nous n'aurions pas le temps. Et, sans lever les yeux, elle continua, comme se parlant à elle-même :

Pour la sainte, on ne peut employer ni le passé, ni la guipure. Ce serait indigne... Il faut une broderie en or nué.

Justement, dit Félicien, je songeais à cette broderie, je savais que Mademoiselle en avait retrouvé le secret... On en voit encore un assez beau fragment à la sacristie.

Hubert se passionna.

Oui, oui, il est du quinzième siècle, il a été brodé par une de mes arrière-grand-mères... De l'or nué, ah ! il n'y avait pas de plus beau travail, monsieur. Mais il demandait trop de temps, il coûtait trop cher, puis il exigeait de vraies artistes. Voici deux cents ans que ce travail ne se fait plus... Et si ma fille refuse, vous pouvez y renoncer, car elle seule aujourd'hui est capable de l'entreprendre, je n'en connais pas d'autre ayant la finesse nécessaire de l'œil et de la main.

Hubertine, depuis qu'on parlait de l'or nué, était devenue respectueuse. Elle ajouta, convaincue :

En vingt jours, en effet, c'est impossible... Il y faut une patience de fée.

Mais, à regarder fixement la sainte, Angélique venait de faire une découverte, qui noyait de joie son cœur. Agnès lui ressemblait. En dessinant l'antique statue, Félicien certainement songeait à elle ; et cette pensée qu'elle était ainsi toujours présente, qu'il la revoyaitpartout, amollissait sa résolution de l'éloigner. Elle leva le front enfin, elle l'aperçut tremblant, les yeux mouillés d'une supplication si ardente, qu'elle fut vaincue. Seulement, par cette malice, cette science naturelle qui vient aux filles, même quand elles ignorent tout, elle ne voulut pas avoir l'air de consentir.

C'est impossible, répéta-t-elle, en rendant le dessin. Je ne le ferais pour personne.

Félicien eut un geste de véritable désespoir. C'était lui qu'elle refusait, il croyait le comprendre. Il partait, il dit encore à Hubert :

Quant à l'argent, tout ce que vous auriez demandé... Ces dames mettraient jusqu'à deux mille francs...

Certes, le ménage n'était pas intéressé. Et pourtant ce gros chiffre l'émotionna. Le mari avait regardé la femme. Etait-ce fâcheux de laisser aller une commande si avantageuse !

Deux mille francs, reprit Angélique de sa voix douce, deux mille francs, monsieur...

Et elle, pour qui l'argent ne comptait pas, retenait un sourire, un taquin sourire qui pinçait à peine les coins de sa bouche, s'égayant de ne point paraître céder au plaisir de le voir, et de lui donner d'elle une opinion fausse.

Oh ! deux mille francs, monsieur, j'accepte... Je ne le ferais pour personne, mais du moment qu'on est décidé à payer... S'il le faut, je passerai les nuits.

Hubert et Hubertine, alors, voulurent refuser à leur tour, de crainte qu'elle ne se fatiguât trop.

Non, non, on ne peut pas renvoyer l'argent qui vient... Comptez sur moi. Votre mitre sera prête, la veille de la procession.

Félicien laissa le dessin et se retira, le cœur navré, sans trouver le courage de donner des explications nouvelles, pour s'attarder encore. Elle ne l'aimait certainement pas, elle avait affecté de ne point le reconnaître et de le traiter en client ordinaire, dont l'argent seul est bon à prendre. D'abord, il s'emporta, il l'accusa d'avoir l'âme basse. Tant mieux ! c'était fini, il ne penserait plus à elle. Puis, comme il y pensait toujours, il finit par l'excuser. Ne vivait-elle pas de son travail, ne devait-elle pas gagner son pain ? Deux jours après, il fut très malheureux, il se remit à rôder, malade de ne point la voir. Elle ne sortait plus, elle ne paraissait même plus aux fenêtres. Et il en était à se dire que, si elle ne l'aimait pas, si elle n'aimait que le gain, lui chaque jour l'aimait davantage, comme on aime l'amour à vingt ans, sans raison, au hasard du cœur, pour la joie et la douleur d'aimer. Un soir, il l'avait vue, et c'en était fait : maintenant, c'était celle-ci, et non une autre ; quelle qu'elle fût, mauvaise ou bonne, laide ou jolie, pauvre ou riche, il allait en mourir, s'il ne l'avait point. Le troisième jour, sa souffrance devint telle, que, malgré son serment d'oublier, il retourna chez les Hubert.

En bas, quand il eut sonné, il fut encore reçu par le brodeur, qui, devant l'obscurité de ses explications, se décida à le faire monter de nouveau.

Ma fille, monsieur désire t'expliquer des choses que je ne comprends pas très bien.

Alors, Félicien balbutia :

Si ça ne gêne pas trop mademoiselle, j'aimerais à me rendre compte... Ces dames m'ont recommandé de suivre en personne le travail... A moins pourtant que je ne dérange...

Angélique, en le voyant paraître, avait senti son cœur battre violemment, jusque dans sa gorge. Il l'étouffait. Mais elle l'apaisa d'un effort ; le sang n'en monta même pas à ses joues ; et ce fut très calme, l'air indifférent, qu'elle répondit :

Oh ! rien ne me dérange, monsieur. Je travaille aussi bien devant le monde... Le dessin est de vous, il est naturel que vous en suiviez l'exécution.

Décontenancé, Félicien n'aurait point osé s'asseoir, sans l'accueil d'Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bon client. Tout de suite, elle se remit au travail, penchée sur le métier, où elle brodait en guipure les ornements gothiques du revers de la mitre. De son côté, Hubert venait de décrocher de la muraille une bannière terminée, encollée, qui depuis deux jours y séchait, et qu'il voulait détendre. Personne ne parla plus, les deux brodeuses et le brodeur travaillaient, comme si personne ne se fût trouvé là.

Et le jeune homme s'apaisa un peu, au milieu de cette grande paix. Trois heures sonnaient, l'ombre de la cathédrale s'allongeait déjà, un demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte. C'était l'heure crépusculaire, quicommençait dès midi, pour la petite maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. On entendit un bruit léger de souliers sur les dalles, un pensionnat de fillettes qu'on menait à confesse. Dans l'atelier, les vieux outils, les vieux murs, tout ce qui restait là immuable, semblait dormir du sommeil des siècles ; et il en venait aussi beaucoup de fraîcheur et de calme. Un grand carré de lumière blanche, égale et pure, tombait sur le métier, où se courbaient les brodeuses, avec leurs délicats profils, dans le reflet fauve de l'or.

Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Félicien gêné, sentant qu'il devait motiver sa venue, je voulais vous dire que, pour les cheveux, l'or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairement qu'il aurait pu ne pas se déranger, s'il n'avait point d'autre recommandation à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondant d'une voix doucement moqueuse :

Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement, elle travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu'il avait fait, mais lavé de teintes d'aquarelle, rehaussé d'or, d'une douceur de ton d'ancienne miniature, pâlie dans un livre d'heures. Et elle copiait cette image, avec une patience et une adresse d'artiste peignant à la loupe. Après l'avoir reproduite d'un trait un peu gros sur du satin blanc, fortement tendu, doublé d'une toile solide, elle avait couvert le satin de fils d'or lancés de gauche à droite, arrêtés aux deux bouts simplement, libres et setouchant tous. Puis, se servant de ces fils comme d'une trame, elle les écartait de la pointe de son aiguille pour retrouver dessous le dessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils d'or de points de soie en travers, qu'elle assortissait aux nuances du modèle. Dans les parties d'ombre, la soie cachait complètement l'or ; dans les demi-teintes, les points s'espaçaient de plus en plus ; et les lumières étaient faites de l'or seul, laissé à découvert. C'était l'or nué, le fond d'or que l'aiguille nuançait de soie, un tableau aux couleurs fondues, comme chauffées dessous par une gloire, d'un éclat mystique.

Ah ! dit brusquement Hubert, qui commençait à détendre la bannière, en dévidant sur ses doigts la ficelle du trélissage, le chef-d'œuvre d'une brodeuse autrefois était d'or nué... Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts, " une image seule qui est d'or nué, d'un demi-tiers de haut... " Tu aurais été reçue, Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle, Angélique avait eu la même idée que Félicien : celle de ne point employer de soie, de recouvrir l'or avec de l'or ; et elle manœuvrait dix aiguillées d'or à passer, de tons différents, depuis l'or rouge sombre des brasiers qui meurent, jusqu'à l'or jaune pâle des forêts d'automne. Agnès, du col aux chevilles, se vêtait ainsi d'un ruissellement de cheveux d'or. Le flot partait de la nuque, couvrait les reins d'un épais manteau, débordait devant, par-dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous le menton, coulaient jusqu'aux pieds. Une chevelure du miracle, une toison fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante, parfumée de nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant les boucles à points fendus, dans le sens de leurs enroulements ; et il ne se lassait pas de voir les cheveux croître et flamber sous son aiguille. Leur profondeur, le grand frisson qui les déroulait d'un coup, le troublaient. Hubertine, en train de coudre des paillettes, cachant le fil à chacune avec un grain de frisure, se tournait de temps à autre, l'enveloppait de son calme regard, quand elle devait jeter au bourriquet quelque paillette mal faite. Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière des ensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont le silence augmentait l'embarras, finit par comprendre qu'il devait avoir la sagesse de partir, puisqu'il ne retrouvait aucune des observations qu'il s'était promis de faire.

Il se leva, il bégaya :

Je reviendrai... J'ai si mal reproduit le dessin charmant de la tête, que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux clairs, tranquillement.

Non, non... Mais revenez, monsieur, revenez, si l'exécution vous inquiète.

Il s'en alla, heureux de la permission, désolé de cette froideur. Elle ne l'aimait pas, elle ne l'aimerait jamais, c'était décidé. A quoi bon, alors ? Et le lendemain, et les jours suivants, il revint à la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Les heures qu'il n'y passait pas étaient abominables, ravagées de son combat intérieur, torturées d'incertitudes. Il ne se calmait que près de la brodeuse,même résigné à ne pas lui plaire, consolé de tout, pourvu qu'elle fût présente. Chaque matin, il arrivait, parlait du travail, s'asseyait devant le métier, comme si sa présence eût été nécessaire ; et cela l'enchantait de retrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde de ses cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples, se débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était très simple, elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, il sentait toujours entre eux des choses quelle ne disait pas et dont son cœur à lui s'angoissait. Elle levait parfois la tête, avec son air de moquerie, les yeux impatients et interrogateurs. Puis, en le voyant s'effarer, elle redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont il abusait. C'était de lui parler de son art, des anciens chefs-d'œuvre de broderie qu'il avait vus, conservés dans les trésors des cathédrales, ou gravés dans les livres : des chapes superbes, la chape de Charlemagne, en soie rouge, avec de grandes aigles aux ailes déployées, la chape de Sion, que décore tout un peuple de figures saintes ; une dalmatique qui passe pour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où est célébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, la Transfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnages sont brodés de soies nuancées, d'or et d'argent ; un arbre de Jessé aussi, un orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d'un vitrail du quinzième siècle, Abraham en bas, David, Salomon, la Vierge Marie, puis en haut Jésus ; et des chasubles admirables, la chasuble d'une simplicité si grande, le Christ en croix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le drap d'or, ayantà ses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la chasuble de Naintré enfin, où l'on voit Marie, assise en majesté, les pieds chaussés, tenant l'Enfant nu sur ses genoux. D'autres, d'autres merveilles défilaient, vénérables par leur grand âge, d'une foi, d'une naïveté dans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernacles l'odeur d'encens et la mystique lueur de l'or pâli.

Ah ! soupirait Angélique, c'est fini, ces belles choses. On ne peut pas seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s'arrêtait de travailler, quand il lui contait l'histoire des grandes brodeuses et des grands brodeurs d'autrefois, Simonne de Gaules, Colin Jolye, dont les noms ont traversé les âges. Puis, tirant de nouveau l'aiguille, elle en restait transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sa passion d'artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, si enthousiaste, si virginale, brûlant d'une flamme pure dans l'éclat de l'or et de la soie, avec son application profonde, son travail de précision, les points menus où elle mettait toute son âme. Il cessait de parler, il la contemplait, jusqu'à ce que, réveillée par le silence, elle s'aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle en était confuse comme d'une défaite, elle rattrapait son calme indifférent, la voix fâchée.

Bon ! voilà encore mes soies qui s'emmêlent !... Mère, ne remuez donc pas !

Hubertine, qui n'avait point bougé, souriait, tranquille. Elle s'était inquiétée d'abord des assiduités du jeune homme, elle en avait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon ne leur déplaisait pas, il demeurait très convenable : pourquoi se seraient-ilsopposés à des entrevues d'où pouvait sortir le bonheur d'Angélique ? Elle laissait donc aller les choses, qu'elle surveillait, de son air sage. D'ailleurs, elle-même, depuis quelques semaines, vivait le cœur gros des tendresses vaines de son mari. C'était le mois où ils avaient perdu leur enfant ; et chaque année, à cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets, les mêmes désirs, lui tremblant à ses pieds, brûlant de se croire pardonné enfin, elle aimante et désolée, se donnant toute, désespérant de fléchir le sort. Ils n'en parlaient point, n'en échangeaient pas un baiser de plus, devant le monde ; mais ce redoublement d'amour sortait du silence de leur chambre, se dégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leurs regards se rencontraient, s'oubliaient une seconde l'un dans l'autre.

Une semaine s'écoula, le travail de la mitre avançait. Ces entrevues quotidiennes avaient pris une grande douceur familière.

Le front très haut, n'est-ce pas ? sans trace de sourcils.

Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans les miniatures du temps.

Passez-moi la soie blanche.

Attendez, je vais l'enfiler.

Il l'aidait, c'était un apaisement que cet ouvrage à deux. Cela les mettait dans la réalité de tous les jours. Sans qu'un mot d'amour fût prononcé, sans même qu'un frôlement volontaire rapprochât leurs doigts, le lien se resserrait à chaque heure.

Père, que fais-tu donc ? on ne t'entend plus.

Elle se tournait, apercevait le brodeur, les mains occupées à charger une broche, les yeux tendres, fixés sur sa femme.

Je donne de l'or à ta mère.

Et, de la broche apportée, du remerciement muet d'Hubertine, du continuel empressement d'Hubert autour d'elle, un souffle tiède de caresse se dégageait, enveloppait Angélique et Félicien, penchés de nouveau sur le métier. L'atelier lui-même, l'antique pièce avec ses vieux outils, sa paix d'un autre âge, était complice. Il semblait si loin de la rue, reculé au fond du rêve, dans ce pays des bonnes âmes où règne le prodige, la réalisation aisée de toutes les joies.

Dans cinq jours, la mitre devait être livrée ; et Angélique, certaine d'avoir fini, de gagner même vingt-quatre heures, respira, s'étonna de trouver Félicien si près d'elle, accoudé au tréteau. Ils étaient donc camarades ? Elle ne se défendait plus contre ce qu'elle sentait de conquérant en lui, elle ne souriait plus de malice, à tout ce qu'il cachait et qu'elle devinait. Qu'était-ce donc qui l'avait endormie, dans son attente inquiète ? Et l'éternelle question revint, la question qu'elle se posait chaque soir, à son coucher : l'aimait-elle ? Pendant des heures, au fond de son grand lit, elle avait retourné les mots, cherchant des sens qui lui échappaient. Brusquement, cette nuit-là, elle sentit son cœur se fendre, elle fondit en larmes, la tête dans l'oreiller, pour qu'on ne l'entendît point. Elle l'aimait, elle l'aimait, à en mourir. Pourquoi ? comment ? elle n'en savait, elle n'en saurait jamais rien ; mais ellel'aimait, tout son être le criait. La clarté s'était faite, l'amour éclatait comme la lumière du soleil. Elle pleura longtemps, pleine d'une confusion et d'un bonheur inexprimables, reprise du regret de ne s'être pas confiée à Hubertine. Son secret l'étouffait, et elle fit un grand serment, celui de redevenir de glace pour Félicien, de souffrir tout plutôt que de lui laisser voir sa tendresse. L'aimer, l'aimer sans le dire, c'était la punition, l'épreuve qui devait racheter la faute. Elle en souffrait délicieusement, elle songeait aux martyres de la Légende, il lui semblait quelle était leur sœur, à se flageller ainsi, et que sa gardienne Agnès la regardait avec des yeux tristes et doux.

Le lendemain, Angélique acheva la mitre. Elle avait brodé avec des soies refendues, plus légères que des fils de la Vierge, les petites mains et les petits pieds, les seuls coins de nudité blanche qui sortaient de la royale chevelure d'or. Elle terminait la face, d'une délicatesse de lis, où l'or apparaissait comme le sang des veines, sous l'épiderme des soies. Et cette face de soleil montait à l'horizon de la plaine bleue, emportée par les deux anges.

Lorsque Félicien entra, il eut un cri d'admiration.

Oh ! elle vous ressemble !

C'était une confession involontaire, l'aveu de cette ressemblance qu'il avait mise dans son dessin. Il le comprit, devint très rouge.

C'est vrai, fillette, elle a tes beaux yeux, dit Hubert, qui s'était approché.

Hubertine se contentait de sourire, ayant fait la remarque depuis longtemps ; et elle parut surprise, attristée même, quand elle entendit Angélique répondre, de son ancienne voix des mauvais jours :

Mes beaux yeux, moquez-vous de moi !... Je suis laide, je me connais bien.

Puis, se levant, se secouant, outrant son rôle de fille intéressée et froide :

Ah ! c'est donc fini !... J'en avais assez, un fameux poids de moins sur les épaules !... Vous savez, je ne recommencerais pas pour le même prix.

Saisi, Félicien l'écoutait. Eh ! quoi ? encore l'argent ! Il l'avait sentie un moment si tendre, si passionnée de son art ! S'était-il donc trompé, qu'il la retrouvait sensible à la seule pensée du gain, indifférente au point de se réjouir d'avoir fini et de ne plus le voir ? Depuis quelques jours, il se désespérait, cherchait vainement sous quel prétexte il pourrait revenir. Et elle ne l'aimait pas, et elle ne l'aimerait jamais ! Une telle souffrance lui étreignit le cœur, que ses yeux pâlirent.

Mademoiselle, n'est-ce pas vous qui monterez la mitre ?

Non, mère fera ça beaucoup mieux... Je suis trop contente de ne plus avoir à y toucher.

Vous n'aimez donc pas votre travail ?

Moi !... Je n'aime rien.

Il fallut qu'Hubertine, sévèrement, la fit taire. Et elle pria Félicien d'excuser cette enfant nerveuse, elle lui ditque le lendemain, de bonne heure, la mitre serait à sa disposition. C'était un congé, mais il ne s'en allait pas, il regardait le vieil atelier, plein d'ombre et de paix, comme si on l'eût chassé du paradis. Il avait eu là l'illusion d'heures si douces, il sentait si douloureusement que son cœur y restait, arraché ! Ce qui le torturait, c'était de ne pouvoir s'expliquer, d'emporter l'affreuse incertitude. Enfin, il dut partir.

La porte à peine refermée, Hubert demanda :

Qu'as-tu donc, mon enfant ? Es-tu souffrante ?

Eh ! non, c'est ce garçon qui m'ennuyait. Je ne veux plus le voir. Et Hubertine conclut alors :

C'est bon, tu ne le verras plus. Seulement, rien n'empêche d'être polie.

Angélique, sous un prétexte, n'eut que le temps de monter dans sa chambre. Elle y éclata en larmes. Ah ! qu'elle était heureuse et qu'elle souffrait ! Son pauvre cher amour, comme il avait dû s'en aller triste ! Mais c'était juré aux saintes, elle l'aimerait à en mourir, et jamais il ne le saurait.

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