A la Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer a coupé, la maison est posée de biais, si près de la voie, que tous les trains qui passent l'ébranlent ; et un voyage suffit pour l'emporter dans sa mémoire, le monde entier filant à grande vitesse la sait à cette place, sans rien connaître d'elle, toujours close, laissée comme en détresse, avec ses volets gris que verdissent les coups de pluie de l'ouest. C'est le désert, elle semble accroître encore la solitude de ce coin perdu, qu'une lieue à la ronde sépare de toute âme.

Seule, la maison du garde-barrière est là, au coin de la route qui traverse la ligne et qui se rend à Doinville, distant de cinq kilomètres. Basse, les murs lézardés, les tuiles de la toiture mangées de mousse, elle s'écrase d'un air abandonné de pauvre, au milieu du jardin qui l'entoure, un jardin planté de légumes, fermé d'une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits, aussi haut que la maison. Le passage à niveau se trouve entre les stations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, à quatre kilomètres de chacune d'elles. Il est d'ailleurs très peu fréquenté, la vieille barrière à demi pourrie ne roule guère que pour les fardiers des carrières de Bécourt, dans la forêt, à une demi-lieue. On ne saurait imaginer un trou plus reculé, plus séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay, coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par un sentier malentretenu longeant la ligne. Aussi les visiteurs sont-ils rares.

Ce soir-là, à la tombée du jour, par un temps gris très doux, un voyageur, qui venait de quitter à Barentin un train du Havre, suivait d'un pas allongé le sentier de la Croix-de-Maufras. Le pays n'est qu'une suite ininterrompue de vallons et de côtes, une sorte de moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse, alternativement, sur des remblais et dans des tranchées. Aux deux bords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les montées et les descentes, achèvent de rendre les routes difficiles. La sensation de grande solitude en est augmentée ; les terrains, maigres, blanchâtres, restent incultes ; des arbres couronnent les mamelons de petits bois, tandis que, le long des vallées étroites, coulent des ruisseaux, ombragés de saules. D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se succèdent, stériles, dans un silence et un abandon de mort. Et le voyageur, jeune, vigoureux, hâtait le pas, comme pour échapper à la tristesse de ce crépuscule si doux sur cette terre désolée.

Dans le jardin du garde-barrière, une fille tirait de l'eau au puits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, à la bouche épaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous de lourds cheveux. Elle n'était point jolie, elle avait les hanches solides et les bras durs d'un garçon. Dès qu'elle aperçut le voyageur, descendant le sentier, elle lâcha le seau, elle accourut se mettre devant la porte à claire-voie, qui fermait la haie vive.

Tiens ! Jacques ! cria-t-elle.

Lui, avait levé la tête. Il venait d'avoir vingt-six ans, également de grande taille, très brun, beau garçon au visage rond et régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes. Ses cheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si épaisses, si noires, qu'elles augmentaient la pâleur de son teint. On aurait dit un monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur les joues, si l'on n'eût pas trouvé d'autre part l'empreinte indélébile du métier, les graisses qui jaunissaient déjà ses mains de mécanicien, des mains pourtant restées petites et souples.

Bonsoir, Flore, dit-il simplement.

Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semés de points d'or, s'étaient comme troublés d'une fumée rousse, qui les pâlissait. Les paupières battirent, les yeux se détournèrent, dans une gêne subite, un malaise allant jusqu'à la souffrance. Et tout le corps lui-même avait eu un instinctif mouvement de recul.

Elle, immobile, les regards posés droit sur lui, s'était aperçue de ce tressaillement involontaire, qu'il tâchait de maîtriser, chaque fois qu'il abordait une femme. Elle semblait en rester toute sérieuse et triste. Puis, désireux de cacher son embarras, comme il lui demandait si sa mère était à la maison, bien qu'il sût celle-ci souffrante, incapable de sortir, elle ne répondit que d'un signe de tête, elle s'écarta pour qu'il pût entrer sans la toucher, et retourna au puits, sans un mot, la taille droite et fière.

Jacques, de son pas rapide, traversa l'étroit jardin et entra dans la maison. Là, au milieu de la première pièce, une vaste cuisine où l'on mangeait et où l'on vivait, tante Phasie, ainsi qu'il la nommait depuis l'enfance, étaitseule, assise près de la table, sur une chaise de paille, les jambes enveloppées d'un vieux châle. C'était une cousine de son père, une Lantier, qui lui avait servi de marraine, et qui, à l'âge de six ans, l'avait pris chez elle, quand son père et sa mère disparus, envolés à Paris, il était resté à Plassans, où il avait suivi plus tard les cours de l'Ecole des arts et métiers. Il lui en gardait une vive reconnaissance, il disait que c'était à elle qu'il le devait, s'il avait fait son chemin. Lorsqu'il était devenu mécanicien de première classe à la Compagnie de l'Ouest, après deux années passées au chemin de fer d'Orléans, il y avait trouvé sa marraine, remariée à un grande-barrière du nom de Misard, exilée avec les deux filles de son premier mariage, dans ce trou perdu de la Croix-de-Maufras. Aujourd'hui, bien qu'âgée de quarante-cinq ans à peine, la belle tante Phasie d'autrefois, si grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie, secouée de continuels frissons.

Elle eut un cri de joie.

Comment, c'est toi, Jacques !... Ah ! mon grand garçon, quelle surprise !

Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir brusquement deux jours de congé forcé : la Lison, sa machine, en arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme la réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures, il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour l'express de six heures quarante. Alors, il avait voulu l'embrasser. Il coucherait, il ne repartirait de Barentin que par le train de sept heures vingt-six du matin. Et il gardait entre lessiennes ses pauvres mains fondues, il lui disait combien sa dernière lettre l'avait inquiété.

Ah ! oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plus du tout... Que tu es gentil d'avoir deviné mon désir de te voir ! Mais je sais à quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander de venir. Enfin, te voilà, et j'en ai si gros, si gros sur le cœur !

Elle s'interrompit, pour jeter craintivement un regard par la fenêtre. Sous le jour finissant, de l'autre côté de la voie, on apercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une de ces cabanes de planches, établies tous les cinq ou six kilomètres et reliées par des appareils télégraphiques, afin d'assurer la bonne circulation des trains. Tandis que sa femme, et plus tard Flore, était chargée de la barrière du passage à niveau, on avait fait de Misard un stationnaire.

Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa la voix, dans un frisson.

Je crois bien qu'il m'empoisonne !

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et ses yeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveau ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en pâlissait l'éclat noir, diamanté d'or.

Oh ! tante Phasie, quelle idée ! murmura-t-il. Il a l'air si doux et si faible.

Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard était sorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui. Pendant qu'il remontait le levier, mettant aurouge le signal, Jacques le regardait. Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe rares, décolorés, la figure creusée et pauvre. Avec cela, silencieux, effacé, sans colère, d'une politesse obséquieuse devant les chefs. Mais il était rentré dans la cabane de planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage, et pour pousser les deux boutons électriques, l'un qui rendait la voie libre au poste précédent, l'autre qui annonçait le train au poste suivant.

Ah ! tu ne le connais pas, reprit tante Phasie. Je te dis qu'il doit me faire prendre quelque saleté... Moi qui étais si forte, qui l'aurais mangé, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien du tout, qui me mange !

Elle s'enfiévrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait son cœur, ravie de tenir enfin quelqu'un qui l'écoutait. Où avait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, et sans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deux filles, l'une de six ans, l'autre de huit ans déjà ? Voici dix années bientôt qu'elle avait fait ce beau coup, et pas une heure ne s'était écoulée sans qu'elle en eût le repentir : une existence de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où elle grelottait, un ennui à périr, de n'avoir jamais personne à qui causer, pas même une voisine. Lui, était un ancien poseur de la voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme stationnaire ; elle, dès le début, avait eu cinquante francs pour la barrière, dont Flore aujourd'hui se trouvait chargée ; et là étaient le présent et l'avenir, aucun autre espoir, la certitude de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues des vivants. Ce qu'elle ne racontait pas, c'étaient les consolations qu'elle avait encore, avant detomber malade, lorsque son mari travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule à garder la barrière avec ses filles ; car elle possédait alors, de Rouen au Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme, que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage ; même il y avait eu des rivalités, les piqueurs d'un autre service étaient toujours en tournée, à redoubler de surveillance. Le mari n'était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant par les portes, partant, revenant sans rien voir. Mais ces distractions avaient cessé, et elle restait là, les semaines, les mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps s'en aller un peu plus, d'heure en heure.

Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est mis après moi, et qu'il m'achèvera, tout petit qu'il est.

Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le même regard inquiet. C'était le poste précédent qui annonçait à Misard un train allant sur Paris ; et l'aiguille de l'appareil de cantonnement, posé devant la vitre, s'était inclinée dans le sens de la direction. Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler le train par deux sons de trompe. Flore, à ce moment, vint pousser la barrière ; puis, elle se planta, tenant tout droit le drapeau, dans son fourreau de cuir. On entendit le train, un express, caché par une courbe, s'approcher avec un grondement qui grandissait. Il passa comme en un coup de foudre, ébranlant, menaçant d'emporter la maison basse, au milieu d'un vent de tempête. Déjà Flore s'en retournait à ses légumes ; tandis que Misard, après avoir fermé la voie montante derrière le train, allait rouvrir la voie descendante, en abattant le levier pour effacer le signal rouge ; car une nouvellesonnerie, accompagnée du relèvement de l'autre aiguille, venait de l'avertir que le train, passé cinq minutes plus tôt, avait franchi le poste suivant. Il rentra, prévint les deux postes, inscrivit le passage, puis attendit. Besogne toujours la même, qu'il faisait pendant douze heures, vivant là, mangeant là, sans lire trois lignes d'un journal, sans paraître même avoir une pensée, sous son crâne oblique.

Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravages qu'elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put s'empêcher de sourire, en disant :

Peut-être bien qu'il est jaloux.

Mais Phasie eut un haussement d'épaules plein de pitié, pendant qu'un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeux pâlis.

Ah ! mon garçon, qu'est-ce que tu dis là ?... Lui, jaloux ! Il s'en est toujours fichu, du moment que ça ne lui sortait rien de la poche.

Puis, reprise de son frisson :

Non, non, il n'y tenait guère, à ça. Il ne tient qu'à l'argent... Ce qui nous a fâchés, vois-tu, c'est que je n'ai pas voulu lui donner les mille francs de papa, l'année dernière, quand j'ai hérité. Alors, ainsi qu'il m'en menaçait, ça m'a porté malheur, je suis tombée malade... Et le mal ne m'a plus quittée depuis cette époque, oui ! juste depuis cette époque.

Le jeune homme comprit, et comme il croyait à des idées noires de femme souffrante, il essaya encore de la dissuader. Mais elle s'entêtait d'un branle de la tête, enpersonne dont la conviction est faite. Aussi finit-il par dire :

Eh bien ! rien n'est plus simple, si vous désirez que ça finisse... Donnez-lui vos mille francs.

Un effort extraordinaire la mit debout. Et, ressuscitée, violente :

Mes mille francs, jamais ! J'aime mieux crever... Ah ! ils sont cachés, bien cachés, va ! On peut retourner la maison, je défie qu'on les trouve... Et il l'a assez retournée, lui, le malin ! Je l'ai entendu, la nuit, qui tapait dans tous les murs. Cherche, cherche ! Rien que le plaisir de voir son nez s'allonger, ça me suffirait pour prendre patience... Faudra savoir qui lâchera le premier, de lui ou de moi. Je me méfie, je n'avale plus rien de ce qu'il touche. Et si je claquais, eh bien ! il ne les aurait tout de même pas, mes mille francs ! je préférerais les laisser à la terre.

Elle retomba sur la chaise, épuisée, secouée par un nouveau son de trompe. C'était Misard, au seuil du poste de cantonnement, qui, cette fois, signalait un train allant au Havre. Malgré l'obstination où elle s'enfermait, de ne pas donner l'héritage, elle avait de lui une peur secrète, grandissante, la peur du colosse devant l'insecte dont il se sent mangé. Et le train annoncé, l'omnibus parti de Paris à midi quarante-cinq, venait au loin, d'un roulement sourd. On l'entendit sortir du tunnel, souffler plus haut dans la campagne. Puis, il passa, dans le tonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d'une force invincible d'ouragan.

Jacques, les yeux levés vers la fenêtre, avait regardé défiler les petites vitres carrées, où apparaissaient des profils de voyageurs. Il voulut détourner les idées noires de Phasie, il reprit en plaisantant :

Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat, dans votre trou... Mais en voilà, du monde !

Elle ne comprit pas d'abord, étonnée.

Où ça, du monde ?... Ah ! oui, ces gens qui passent. La belle avance ! on ne les connaît pas, on ne peut pas causer.

Il continuait de rire.

Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent.

Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure de ton train, et je te guette, sur ta machine. Seulement, tu files, tu files ! Hier, tu as fait comme ça de la main. Je ne peux seulement pas répondre... Non, non, ce n'est pas une manière de voir le monde.

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards sur la voie, où tombait la nuit. Quand elle était valide, qu'elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses. Mais des rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la tête, depuis qu'elle demeurait les journées sur cette chaise, n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme. Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert, sansune âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit, continuellement, il défilait tant d'hommes et de femmes, dans le coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute vapeur. Bien sûr que la terre entière passait là, pas des français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul. Ça, c'était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays de Cocagne. Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par wagon : il y en avait trop, elle n'y parvenait pas. Souvent, elle croyait reconnaître des visages, celui d'un monsieur à barbe blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant régulièrement le mercredi et le samedi. Mais l'éclair les emportait, elle n'était pas bien sûre de les avoir vus, toutes les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables, disparaissant les unes dans les autres. Le torrent coulait, en ne laissant rien de lui. Et ce qui la rendait triste, c'était, sous ce roulement continu, sous tant de bien-être et tant d'argent promenés, de sentir que cette foule toujours si haletante ignorait qu'elle fût là, en danger de mort, à ce point que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient à se croiser près de son cadavre, sans se douter seulement du crime, au fond de la maison solitaire.

Phasie était restée les yeux sur la fenêtre, et elle résuma ce qu'elle éprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long.

Ah ! c'est une belle invention, il n'y a pas à dire. On va vite, on est plus savant... Mais les bêtes sauvages restent des bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous.

Jacques de nouveau hocha la tête, pour dire qu'il pensait comme elle. Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait la barrière, devant une voiture de carrier, chargée de deux blocs de pierre énormes. La route desservait uniquement les carrières de Bécourt, si bien que, la nuit, la barrière était cadenassée, et qu'il était très rare qu'on fit relever la jeune fille. En voyant celle-ci causer familièrement avec le carrier, un petit jeune homme brun, il s'écria :

Tiens ! Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit ses chevaux ?... Ce pauvre Cabuche, le voyez-vous souvent, marraine ?

Elle leva les mains, sans répondre, en poussant un gros soupir. C'était tout un drame, à l'automne dernier, qui n'avait pas été fait pour la remettre : sa fille Louisette, la cadette, placée comme femme de chambre chez madame Bonnehon, à Doinville, s'était sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine forêt. Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence le président Grandmorin ; mais on n'osait pas les répéter tout haut. La mère elle-même, bien que sachant à quoi s'en tenir, n'aimait point revenir sur ce sujet. Pourtant, elle finit par dire :

Non, il n'entre plus, il devient un vrai loup... Cette pauvre Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce ! Elle m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle ! tandis que Flore, mon Dieu ! je ne m'en plains pas, mais elle a pour sûr quelque chose de dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue pendant des heures, et fière, et violente !... Tout ça est triste, bien triste.

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier, qui, maintenant, traversait la voie. Mais les roues s'embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fit claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant les chevaux.

Fichtre ! déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un train arrive... Il y en aurait une, de marmelade !

Oh ! pas de danger, reprit tante Phasie. Flore est drôle des fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l'œil... Dieu merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident. Autrefois, un homme a été coupé. Nous autres, nous n'avons encore eu qu'une vache, qui a manqué de faire dérailler un train ! Ah ! la pauvre bête ! on a retrouvé le corps ici et la tête là-bas, près du tunnel... Avec Flore, on peut dormir sur ses deux oreilles.

Le fardier était passé, on entendait s'éloigner les secousses profondes des roues dans les ornières. Alors, elle revint à sa préoccupation constante, à l'idée de la santé, chez les autres autant que chez elle.

Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant ? Tu te rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, et auxquelles le docteur ne comprenait rien ?

Il eut son vacillement inquiet du regard.

Je me porte très bien, marraine.

Vrai ! tout a disparu, cette douleur qui te trouait le crâne, derrière les oreilles, et les coups de fièvre brusques, et ces accès de tristesse qui te faisaient te cacher comme une bête, au fond d'un trou ?

A mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix brève.

Je vous assure que je me porte très bien... Je n'ai plus rien, plus rien du tout.

Allons, tant mieux, mon garçon !... Ce n'est point parce que tu aurais du mal, que ça me guérirait le mien. Et puis, c'est de ton âge, d'avoir de la santé. Ah ! la santé, il n'y a rien de si bon... Tu es tout de même très gentil, d'être venu me voir, quand tu aurais pu aller t'amuser ailleurs. N'est-ce pas ? tu vas dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans le grenier, à côté de la chambre de Flore.

Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole. La nuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers la fenêtre, ne distinguèrent plus que confusément Misard causant avec un autre homme. Six heures venaient de sonner, il remettait le service à son remplaçant, le stationnaire de nuit. Il allait être libre enfin, après ses douze heures passées dans cette cabane, meublée seulement d'une petite table, sous la planchette des appareils, d'un tabouret et d'un poêle, dont la chaleurtrop forte l'obligeait à tenir presque constamment la porte ouverte.

Ah ! le voici, il va rentrer, murmura tante Phasie, reprise de sa peur.

Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec son grondement de plus en plus haut. Et le jeune homme dut se pencher pour se faire entendre de la malade, ému de l'état misérable où il la voyait se mettre, désireux de la soulager.

Ecoutez, marraine, s'il a vraiment de mauvaises idées, peut-être que ça l'arrêterait, de savoir que je m'en mêle... Vous feriez bien de me confier vos mille francs.

Elle eut une dernière révolte.

Mes mille francs ! pas plus à toi qu'à lui !... Je te dis que j'aime mieux crever !

A ce moment, le train passait, dans sa violence d'orage, comme s'il eût tout balayé devant lui. La maison en trembla, enveloppée d'un coup de vent. Ce train-là, qui allait au Havre, était très chargé, car il y avait une fête pour le lendemain dimanche, le lancement d'un navire. Malgré la vitesse, par les vitres éclairées des portières, on avait eu la vision des compartiments pleins, les files de têtes rangées, serrées, chacune avec son profil. Elles se succédaient, disparaissaient. Que de monde ! encore la foule, la foule sans fin, au milieu du roulement des wagons, du sifflement des machines, du tintement du télégraphe, de la sonnerie des cloches ! C'était comme un grand corps, un être géant couché en travers de la terre, la tête à Paris, les vertèbres tout le long de la ligne, lesmembres s'élargissant avec les embranchements, les pieds et les mains au Havre et dans les autres villes d'arrivée. Et ça passait, ça passait, mécanique, triomphal, allant à l'avenir avec une rectitude mathématique, dans l'ignorance volontaire de ce qu'il restait de l'homme, aux deux bords, caché et toujours vivace, l'éternelle passion et l'éternel crime.

Ce fut Flore qui rentra la première. Elle alluma la lampe, une petite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit la table. Pas un mot n'était échangé, à peine glissa-t-elle un regard vers Jacques, qui se détournait, debout devant la fenêtre. Sur le poêle, une soupe aux choux se tenait chaude. Elle la servait, lorsque Misard parut à son tour. Il ne témoigna aucune surprise de trouver là le jeune homme. Peut-être l'avait-il vu arriver, mais il ne le questionna pas, sans curiosité. Un serrement de main, trois paroles brèves, rien de plus. Jacques dut répéter, de lui-même, l'histoire de la bielle rompue, son idée de venir embrasser sa marraine et de coucher. Doucement, Misard se contentait de branler la tête, comme s'il trouvait cela très bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hâte, d'abord en silence. Phasie, qui, depuis le matin, n'avait pas quitté des yeux la marmite où bouillait la soupe aux choux, en accepta une assiette. Mais son homme s'étant levé pour lui donner son eau ferrée, oubliée par Flore, une carafe où trempaient des clous, elle n'y toucha pas. Lui, humble, chétif, toussant d'une petite toux mauvaise, n'avait point l'air de remarquer les regards anxieux dont elle suivait ses moindres mouvements. Comme elle demandait du sel, dont il n'y avait pas sur la table, il lui dit qu'elle se repentirait d'en manger tant, que c'était ça qui la rendaitmalade ; et il se releva pour en prendre, en apporta dans une cuiller une pincée, qu'elle accepta sans défiance, le sel purifiant tout, disait-elle. Alors, on causa du temps vraiment tiède qu'il faisait depuis quelques jours, d'un déraillement qui s'était produit à Maromme. Jacques finissait par croire que sa marraine avait des cauchemars tout éveillée, car lui ne surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux vagues. On s'attarda plus d'une heure. Deux fois, au signal de la trompe, Flore avait disparu un instant. Les trains passaient, secouaient les verres sur la table ; mais aucun des convives n'y faisait même attention.

Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore qui venait d'ôter le couvert, ne reparut pas. Elle laissait sa mère et les deux hommes attablés devant une bouteille d'eau-de-vie de cidre. Tous trois restèrent là une demi-heure encore. Puis, Misard, qui, depuis un instant, avait arrêté ses yeux fureteurs sur un angle de la pièce, prit sa casquette et sortit, avec un simple bonsoir. Il braconnait dans les petits ruisseaux voisins, où il y avait des anguilles superbes, et jamais il ne se couchait, sans être allé visiter ses lignes de fond.

Dès qu'il ne fut plus là, Phasie regarda fixement son filleul.

Hein, crois-tu ? l'as-tu vu fouiller du regard là-bas, dans ce coin ?... C'est que l'idée lui est venue que je pouvais savoir caché mon magot derrière le pot à beurre... Ah ! je le connais, je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger le pot, pour voir.

Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait ses membres.

Regarde, ça y est encore, va ! Il m'aura droguée, j'ai la bouche amère comme si j'avais avalé des vieux sous. Dieu sait pourtant si j'ai rien pris de sa main ! C'est à se ficher à l'eau... Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me couche. Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept heures vingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi. Et reviens, n'est-ce pas ? et espérons que j'y serai toujours.

Il dut l'aider à rentrer dans la chambre, où elle se coucha et s'endormit, accablée. Resté seul, il hésita, se demandant s'il ne devait pas monter s'étendre, lui aussi, sur le foin qui l'attendait au grenier. Mais il n'était que huit heures moins dix, il avait le temps de dormir. Et il sortit à son tour, laissant brûler la petite lampe à pétrole, dans la maison vide et ensommeillée, ébranlée de temps à autre par le tonnerre brusque d'un train.

Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l'air. Sans doute, il allait pleuvoir encore. Dans le ciel, une nuée laiteuse, uniforme, s'était épandue, et la pleine lune, qu'on ne voyait pas, noyée derrière, éclairait toute la voûte d'un reflet rougeâtre. Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les terres autour de lui, les coteaux, les arbres se détachaient en noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix de veilleuse. Il fit le tour du petit potager. Puis, il songea à marcher du côté de Doinville, la route par là montant moins rudement. Mais la vue de la maison solitaire, plantée de biais à l'autre bord de la ligne, l'ayant attiré, il traversa la voie en passant par leportillon, car la barrière était déjà fermée pour la nuit. Cette maison, il la connaissait bien, il la regardait à chacun de ses voyages, dans le branle grondant de sa machine. Elle le hantait sans qu'il sût pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle importait à son existence. Chaque fois, il éprouvait, d'abord comme une peur de ne plus la retrouver là, ensuite comme un malaise à constater qu'elle y était toujours. Jamais il n'en avait vu ouvertes ni les portes ni les fenêtres. Tout ce qu'on lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président Grandmorin ; et, ce soir-là, un désir irrésistible le prenait de tourner autour, pour en savoir davantage.

Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de la grille. Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre compte. Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait d'ailleurs laissé devant le perron qu'un étroit parterre, clos de murs ; tandis que, derrière, s'étendait un assez vaste terrain, entouré simplement d'une haie vive. La maison était d'une tristesse lugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette nuit fumeuse ; et il allait s'éloigner, avec un frisson à fleur de peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie. L'idée que ce serait lâche de ne pas entrer le fit passer par le trou. Son cœur battait. Mais, tout de suite, comme il longeait une petite serre en ruines, la vue d'une ombre, accroupie à la porte, l'arrêta.

Comment, c'est toi ? s'écria-t-il étonné, en reconnaissant Flore. Qu'est-ce que tu fais donc ?

Elle aussi avait eu une secousse de surprise. Puis, tranquillement :

Tu vois bien, je prends des cordes... Ils ont laissé là un tas de cordes qui pourrissent, sans servir à personne. Alors, moi, comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre.

En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise par terre, elle démêlait les bouts de corde, coupait les nœuds, quand ils résistaient.

Le propriétaire ne vient donc plus ? demanda le jeune homme. Elle se mit à rire.

Oh ! depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que le président risque le bout de son nez à la Croix-de-Maufras. Va, je puis lui prendre ses cordes.

Il se tut un instant, l'air troublé par le souvenir de l'aventure tragique qu'elle évoquait.

Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu crois qu'il a voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est blessée ?

Cessant de rire, brusquement violente, elle cria :

Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus... C'est mon ami, Cabuche.

Ton amoureux, peut-être, à cette heure ?

Lui ! ah bien, il faudrait être une fameuse cateau !... Non, non ! c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi ! je n'en veux pas avoir.

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde frisait très bas sur le front ; et, de tout son être solide et souple, montait une sauvage énergie devolonté. Déjà une légende se formait sur elle, dans le pays. On contait des histoires, des sauvetages : une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un train ; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin, arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un express. Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre, cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les yeux en l'air, muette, immobile. Mais les premiers qui s'étaient risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure. Comme elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la regarder ; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien, que personne ne la guettait plus. Enfin, le bruit se répandait de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe, à l'autre bout du tunnel : un nommé Ozil, un garçon d'une trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre, s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par elle d'un coup de bâton. Elle était vierge et guerrière, dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.

En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux, Jacques continua de plaisanter.

Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil ? Je m'étais laissé dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel.

Elle haussa les épaules.

Ah ! ouitche ! mon mariage... Ça m'amuse, le tunnel. Deux kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l'idée qu'on peut être coupé par un train, si l'on n'ouvre pas l'œil. Faut les entendre, les trains, ronfler là-dessous !... Mais il m'a ennuyée, Ozil. Ce n'est pas encore celui-là que je veux.

Tu en veux donc un autre ?

Ah ! je ne sais pas... Ah ! Ma foi, non !

Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la faisait se remettre à un nœud des cordes, dont elle ne pouvait venir à bout. Puis, sans relever la tête, comme très absorbée par sa besogne :

Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse ?

A son tour, Jacques redevint sérieux. Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se fixant au loin, dans la nuit. Il répondit d'une voix brève :

Non !

C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais les femmes. Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais, jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable... Pourquoi, dis ?

Il se taisait, elle se décida à lâcher le nœud et à le regarder.

Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine ? On en plaisante, tu sais. On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire reluire, comme si tu n'avais des caressesque pour elle... Moi, je te dis ça, parce que je suis ton amie.

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel fumeux. Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite, violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage. Ensuite, l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvée grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs. A cette heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse. Son cœur se mit à battre, il eut la sensation soudaine d'être celui qu'elle attendait. Un grand trouble montait à son crâne avec le sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans l'angoisse qui l'envahissait. Toujours le désir l'avait rendu fou, il voyait rouge.

Qu'est-ce que tu fais là, debout ? reprit-elle. Assieds-toi donc !

De nouveau, il hésitait. Puis, les jambes subitement très lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se laissa tomber près d'elle, sur le tas de cordes. Il ne parlait plus, la gorge sèche. C'était elle, maintenant, la fière, la silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie, s'étourdissant elle-même.

Vois-tu, le tort de maman, ç'a été d'épouser Misard. Ça lui jouera un mauvais tour... Moi, je m'en fiche, parce qu'on a assez de ses affaires, n'est-ce pas ? Et puis, maman m'envoie coucher, dès que je veux intervenir... Alors, qu'elle se débrouille ! Je vis dehors,moi. Je songe à des choses, pour plus tard... Ah ! tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur ta machine, tiens ! de ces broussailles, là-bas, où j'étais assise. Mais toi, tu ne regardes jamais... Et je te les dirai, à toi, les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus tard, quand nous serons tout à fait bons amis.

Elle avait laissé glisser les ciseaux, et lui, toujours muet, s'était emparé de ses deux mains. Ravie, elle les lui abandonnait. Pourtant, lorsqu'il les porta à ses lèvres brûlantes, elle eut un sursaut effaré de vierge. La guerrière se réveillait, cabrée, batailleuse, à cette première approche du mâle.

Non, non ! laisse-moi, je ne veux pas... Tiens-toi tranquille, nous causerons... Ça ne pense qu'à ça, les hommes. Ah ! si je te répétais ce que Louisette m'a raconté, le jour où elle est morte, chez Cabuche... D'ailleurs, j'en savais déjà sur le président, parce que j'avais vu des saletés, ici, lorsqu'il venait avec des jeunes filles... Il y en a une que personne ne soupçonne, une qu'il a mariée...

Lui, ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas. Il l'avait saisie d'une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne. Elle eut un léger cri, une plainte plutôt, si profonde, si douce, où éclatait l'aveu de sa tendresse longtemps cachée. Mais elle luttait toujours, se refusait quand même, par un instinct de combat. Elle le souhaitait et elle se disputait à lui, avec le besoin d'être conquise. Sans parole, poitrine contre poitrine, tous deux s'essoufflaient à qui renverserait l'autre. Un instant, elle sembla devoir être la plus forte, elle l'aurait peut-être jetésous elle, tant il s'énervait, s'il ne l'avait pas empoignée à la gorge. Le corsage fut arraché, les deux seins jaillirent, durs et gonflés de la bataille, d'une blancheur de lait, dans l'ombre claire. Et elle s'abattit sur le dos, elle se donnait, vaincue.

Alors, lui, haletant, s'arrêta, la regarda, au lieu de la posséder. Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre, quelque chose enfin pour la tuer. Ses regards rencontrèrent les ciseaux, luisant parmi les bouts de corde ; et il les ramassa d'un bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre les deux seins blancs, aux fleurs roses. Mais un grand froid le dégrisait, il les rejeta, il s'enfuit, éperdu ; tandis qu'elle, les paupières closes, croyait qu'il la refusait à son tour, parce qu'elle lui avait résisté.

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique. Il monta au galop le sentier d'une côte, retomba au fond d'un étroit vallon. Des cailloux roulant sous ses pas l'effrayèrent, il se lança à gauche parmi les broussailles, prit un crochet qui le ramena à droite, sur un plateau vide. Brusquement, il dévala, il buta contre la haie du chemin de fer : un train arrivait, grondant, flambant ; et il ne comprit pas d'abord, terrifié. Ah ! oui, tout ce monde qui passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là ! Il repartit, grimpa, descendit encore. Toujours maintenant il rencontrait la voie, au fond de tranchées profondes qui creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l'horizon de barricades géantes. Ce pays désert, coupé de monticules, était comme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans la morne désolation des terrains incultes. Et, depuisde longues minutes, il battait les pentes, lorsqu'il aperçut devant lui l'ouverture ronde, la gueule noire du tunnel. Un train montant s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par la terre, une longue secousse dont le sol tremblait.

Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la face enfoncée dans l'herbe. Mon Dieu ! il était donc revenu, ce mal abominable dont il se croyait guéri ? Voilà qu'il avait voulu la tuer, cette fille ! Tuer une femme, tuer une femme ! cela sonnait à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvre grandissante, affolante du désir. Comme les autres, sous l'éveil de la puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à l'idée d'en tuer une. Car il ne pouvait se mentir, il avait bien pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu'il l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche. Et ce n'était point parce qu'elle résistait, non ! c'était pour le plaisir, parce qu'il en avait une envie, une envie telle, que, s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné là-bas, en galopant, pour l'égorger. Elle, mon Dieu ! cette Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il venait de se sentir aimé si profondément. Ses doigts tordus entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge, dans un râle d'effroyable désespoir.

Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu comprendre. Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se comparait aux autres ? Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse, souvent déjà il s'était questionné. Sa mère Gervaise, il est vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi ; mais il n'arrivait que le second, elle entrait à peinedans sa quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier, Claude ; et aucun de ses deux frères, ni Claude ni Etienne, né plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais cœur devait coûter à Gervaise tant de larmes. Peut-être aussi ses frères avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement, qu'on le disait à moitié fou de son génie. La famille n'était guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ces crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. Il ne s'appartenait plus, il obéissait à ses muscles, à la bête enragée. Pourtant, il ne buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie, ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou. Et il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères, les grands-pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.

Jacques s'était relevé sur un coude, réfléchissant, regardant l'entrée noire du tunnel ; et un nouveau sanglot courut de ses reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant de douleur. Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer ! Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussent pénétré dans sa proprechair. Aucun raisonnement ne l'apaisait : il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elle était encore là, dégrafée, la gorge nue. Il se rappelait bien, il était âgé de seize ans à peine, la première fois, lorsque le mal l'avait pris, un soir qu'il jouait avec une gamine, la fillette d'une parente, sa cadette de deux ans : elle était tombée, il avait vu ses jambes, et il s'était rué. L'année suivante, il se souvenait d'avoir aiguisé un couteau pour l'enfoncer dans le cou d'une autre, une petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant sa porte. Celle-ci avait un cou très gras, très rose, où il choisissait déjà la place, un signe brun, sous l'oreille. Puis, c'en étaient d'autres, d'autres encore, un défilé de cauchemar, toutes celles qu'il avait effleurées de son désir brusque de meurtre, les femmes coudoyées dans la rue, les femmes qu'une rencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariée, assise près de lui au théâtre, qui riait très fort, et qu'il avait dû fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'éventrer. Puisqu'il ne les connaissait pas, qu'elle fureur pouvait-il avoir contre elles ? car, chaque fois, c'était comme une soudaine crise de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu l'exacte mémoire. Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ? Et il sentait aussi, dans son accès, une nécessité de bataille pour conquérir la femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, à jamais. Son crâne éclatait sous l'effort, il n'arrivait pas à se répondre, trop ignorant, pensait-il, le cerveau trop sourd, dans cetteangoisse d'un homme poussé à des actes où sa volonté n'était pour rien, et dont la cause en lui avait disparu.

Un train, de nouveau, passa avec l'éclair de ses feux, s'abîma en coup de foudre qui gronde et s'éteint, au fond du tunnel ; et Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée, avait pu l'entendre, s'était redressé, refoulant ses sanglots, prenant une attitude d'innocent. Que de fois, à la suite d'un de ses accès, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindre bruit ! Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que sur sa machine. Quand elle l'emportait, dans la trépidation de ses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur le volant du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de la voie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respirait largement l'air pur qui soufflait toujours en tempête. Et c'était pour cela qu'il aimait si fort sa machine, à l'égal d'une maîtresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur. Au sortir de l'Ecole des arts et métiers, malgré sa vive intelligence, il avait choisi ce métier de mécanicien, pour la solitude et l'étourdissement où il y vivait, sans ambition d'ailleurs, arrivé en quatre ans au poste de mécanicien de première classe, gagnant déjà deux mille huit cents francs, ce qui, avec ses primes de chauffage et de graissage, le mettait à plus de quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà. Il voyait ses camarades de troisième classe et de deuxième, ceux que formait la Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire des élèves, il les voyait presque tous épouser des ouvrières, des femmes effacées qu'on apercevait seulement parfois à l'heure du départ, lorsqu'elles apportaient les petits paniers de provisions ;tandis que les camarades ambitieux, surtout ceux qui sortaient d'une école, attendaient d'être chefs de dépôt pour se marier, dans l'espoir de trouver une bourgeoise, une dame à chapeau. Lui, fuyait les femmes, que lui importait ? Jamais il ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que de rouler seul, rouler encore et encore, sans repos. Aussi tous ses chefs le donnaient-ils comme un mécanicien hors ligne, ne buvant pas, ne courant pas, plaisanté seulement par les camarades noceurs sur son excès de bonne conduite, et inquiétant sourdement les autres, lorsqu'il tombait à ses tristesses, muet, les yeux pâlis, la face terreuse. Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d'où l'on voyait le dépôt des Batignolles, auquel appartenait sa machine, que d'heures il se souvenait d'avoir passées, toutes ses heures libres, enfermé comme un moine au fond de sa cellule, usant la révolte de ses désirs à force de sommeil, dormant sur le ventre !

D'un effort, Jacques tenta de se lever. Que faisait-il là, dans l'herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d'hiver ? La campagne restait noyée d'ombre, il n'y avait de lumière qu'au ciel, le fin brouillard, l'immense coupole de verre dépoli, que la lune, cachée derrière, éclairait d'un pâle reflet jaune ; et l'horizon noir dormait, d'une immobilité de mort. Allons ! il devait être près de neuf heures, le mieux était de rentrer et de se coucher. Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chez les Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur le foin, contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches. Elle serait là, il l'entendrait respirer ; même il savait qu'elle ne fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre. Et son grand frisson le reprit, l'image évoquéede cette fille dévêtue, les membres abandonnés et chauds de sommeil, le secoua une fois encore d'un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol. Il avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu ! Il étouffait, il agonisait à l'idée qu'il irait la tuer dans son lit, tout à l'heure, s'il rentrait. Il aurait beau n'avoir pas d'arme, s'envelopper la tête de ses deux bras, pour s'anéantir : il sentait que le mâle, en dehors de sa volonté, pousserait la porte, étranglerait la fille, sous le coup de fouet de l'instinct du rapt et par le besoin de venger l'ancienne injure. Non, non ! plutôt passer la nuit à battre la campagne, que de retourner là-bas ! Il s'était relevé d'un bond, il se remit à fuir.

Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers de la campagne noire, comme si la meute déchaînée des épouvantes l'avait poursuivi de ses abois. Il monta des côtes, il dévala dans des gorges étroites. Coup sur coup, deux ruisseaux se présentèrent : il les franchit, se mouilla jusqu'aux hanches. Un buisson qui lui barrait la route l'exaspérait. Son unique pensée était d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin, pour se fuir, pour fuir l'autre, la bête enragée qu'il sentait en lui. Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort. Depuis sept mois qu'il croyait l'avoir chassée, il se reprenait à l'existence de tout le monde ; et, maintenant, c'était à recommencer, il lui faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautât pas sur la première femme coudoyée par hasard. Le grand silence pourtant, la vaste solitude l'apaisaient un peu, lui faisaient rêver une vie muette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait toujours, sans jamais rencontrer une âme. Il devait tourner à son insu, car il revint, de l'autre côté, buter contre la voie, après avoir décrit un large demi-cercle, parmi des pentes, hérissées de broussailles, au-dessus du tunnel. Il recula, avec l'inquiète colère de retomber sur des vivants. Puis, ayant voulu couper, derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face du pré où il avait sangloté tout à l'heure. Et, vaincu, il restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en seconde, l'arrêta. C'était l'express du Havre, parti de Paris à six heures trente, et qui passait là, à neuf heures vingt-cinq : un train que, de deux jours en deux jours, il conduisait.

Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit, avec l'éblouissement de son gros œil rond, la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails d'une double ligne de flamme. Mais c'était une apparition en coup de foudre : tout de suite les wagons se succédèrent, les petites vitres carrées des portières, violemment éclairées, firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel vertige de vitesse, que l'œil doutait ensuite des images entrevues. Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme qui en tenait un autre renversé sur la banquette et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire, peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassiné. Déjà, le train fuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les ténèbres, que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.

Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont le grondement s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la campagne. Avait-il bien vu ? et il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée et emportée dans un éclair. Pas un seul trait des deux acteurs du drame ne lui était resté, vivace. La masse brune devait être une couverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un déroulement d'épais cheveux, un fin profil pâle. Mais tout se confondait, s'évaporait, comme en un rêve. Un instant, le profil, évoqué, reparut ; puis, il s'effaça définitivement. Ce n'était sans doute qu'une imagination. Et tout cela le glaçait, lui semblait si extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination, née de l'affreuse crise qu'il venait de traverser.

Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, la tête alourdie de songeries confuses. Il était brisé, une détente se produisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre. Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers la Croix-de-Maufras. Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il dormirait sous le petit hangar, scellé à l'un des pignons. Mais une raie de lumière passait sous la porte, et il poussa cette porte, machinalement. Un spectacle inattendu l'arrêta sur le seuil.

Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre ; et, à quatre pattes par terre, une lanterne allumée poséeprès de lui, il sondait le mur à légers coups de poing, il cherchait. Le bruit de la porte le fit se redresser. Du reste, il ne se troubla pas le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel :

C'est des allumettes qui sont tombées.

Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, il ajouta :

Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en rentrant, j'ai aperçu un individu étalé sur la voie... Je crois bien qu'il est mort.

Jacques, saisi d'abord à la pensée qu'il surprenait Misard en train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de la découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui qui se jouait là, dans cette petite maison perdue. La scène du coupé, la vision si brève d'un homme égorgeant un homme, venait de renaître, à la lueur du même éclair.

Un homme sur la voie, où donc ? demanda-t-il, pâlissant.

Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles, décrochées de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout galopé jusque chez lui, pour les cacher. Mais quel besoin de se confier à ce garçon ? Il n'eut qu'un geste vague, en répondant :

Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres... Faut voir clair, pour savoir.

A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un choc assourdi. Il était si anxieux, qu'il en sursauta.

C'est rien, reprit le père, c'est Flore qui remue.

Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus sur le carreau. Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter, par sa porte entrouverte.

Je vous accompagne, reprit-il. Et vous êtes sûr qu'il est mort ?

Dame ! ça m'a semblé. Avec la lanterne, on verra bien.

Enfin, qu'est-ce que vous en dites ? Un accident, n'est-ce pas ?

Ça se peut. Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou peut-être bien un voyageur qui aura sauté d'un wagon.

Jacques frémissait.

Venez vite ! venez vite !

Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l'avait agité. Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait la voie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivait doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette lenteur. C'était comme un désir physique, ce feu intérieur qui précipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous. Il avait peur de ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, de tous les muscles de ses membres. Quand il arriva, quand il faillit se cogner dans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il resta planté, parcouru des talons à la nuque d'unesecousse. Et son angoisse de ne rien distinguer nettement se tourna en jurons contre l'autre, qui s'attardait, à plus de trente pas en arrière.

Mais, nom de Dieu ! arrivez donc ! s'il vivait encore, on pourrait le secourir.

Misard se dandina, s'avança, avec son flegme. Puis, lorsqu'il eut promené la lanterne au-dessus du corps :

Ah ! ouitche ! il a son compte.

L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur le ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus des rails. On ne voyait, de sa tête, qu'une couronne épaisse de cheveux blancs. Ses jambes se trouvaient écartées. De ses bras, le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié sous la poitrine. Il était très bien vêtu, un ample paletot de drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin. Le corps ne portait aucune trace d'écrasement, beaucoup de sang avait seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement Misard, après quelques secondes d'examen silencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant :

Faut pas toucher, c'est défendu... Vous allez rester là, à le garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir le chef de gare.

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

Bon ! juste au poteau 153.

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna de son pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol, laissait confuse. Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa marche, l'horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être : l'autre, l'homme entrevu le couteau au poing, avait osé ! l'autre était allé jusqu'au bout de son désir, l'autre avait tué ! Ah ! n'être pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau ! Lui que l'envie en torturait depuis dix ans ! Il y avait, dans sa fièvre, un mépris de lui-même et de l'admiration pour l'autre, et surtout le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de la chiffe molle, qu'un coup de couteau faisait d'une créature. Ce qu'il rêvait, l'autre l'avait réalisé, et c'était ça. S'il tuait, il y aurait ça par terre. Son cœur battait à se rompre, son prurit de meurtre s'exaspérait comme une concupiscence, au spectacle de ce mort tragique. Il fit un pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un enfant nerveux qui se familiarise avec la peur. Oui ! Il oserait, il oserait à son tour !

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté. Un train arrivait, qu'il n'avait pas même entendu, au fond de sa contemplation. Il allait être broyé, l'haleine chaude, le souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir. Le train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme. Il y avait beaucoup de monde encore, le flot de voyageurs continuait vers Le Havre, pour la fête du lendemain. Un enfant s'écrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire ; desprofils d'hommes se dessinèrent, tandis qu'une jeune femme, baissant une glace, jetait un papier taché de beurre et de sucre. Déjà le train joyeux filait au loin, dans l'insouciance de ce cadavre que ses roues avaient frôlé. Et le corps gisait toujours sur la face, éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la mélancolique paix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendant qu'il était seul. Une inquiétude l'arrêtait, l'idée que, s'il touchait à la tête, on s'en apercevrait peut-être. Il avait calculé que Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef de gare, avant trois quarts d'heure. Et il laissait passer les minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme, qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, à coups de drogue. C'était donc bien facile de tuer ? tout le monde tuait. Il se rapprocha. L'idée de voir la blessure le piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brûlait. Voir comment c'était fait et ce qui avait coulé, voir le trou rouge ! En replaçant la tête soigneusement, on ne saurait rien. Mais il y avait une autre peur, inavouée, au fond de son hésitation, la peur même du sang. Toujours et en tout, chez lui, l'épouvante s'était éveillée avec le désir. Encore un quart d'heure à être seul, et il allait se décider pourtant, lorsqu'un petit bruit, à son côté, le fit tressaillir.

C'était Flore, debout, regardant comme lui. Elle avait la curiosité des accidents : dès qu'on annonçait une bête broyée, un homme coupé par un train, on était sûr de la faire accourir. Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort. Et, après le premier coup d'œil, elle n'hésita pas, elle. Se baissant, soulevant la lanterne d'une main, de l'autre elle prit la tête, la renversa.

Méfie-toi, c'est défendu, murmura Jacques.

Mais elle haussa les épaules. Et la tête apparaissait, dans la clarté jaune, une tête de vieillard, au grand nez, aux yeux bleus d'ancien blond, largement ouverts. Sous le menton, la blessure bâillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupé le cou, une plaie labourée, comme si le couteau s'était retourné en fouillant. Du sang inondait tout le côté droit de la poitrine. A gauche, à la boutonnière du paletot, une rosette de commandeur semblait un caillot rouge, égaré là.

Flore avait eu un léger cri de surprise.

Tiens ! le vieux !

Jacques, penché comme elle, s'avançait, mêlait ses cheveux aux siens, pour mieux voir ; et il étouffait, il se gorgeait du spectacle. Inconsciemment, il répéta :

Le vieux... le vieux...

Oui, le vieux Grandmorin... Le président.

Un moment encore, elle examina cette face pâle, à la bouche tordue, aux grands yeux d'épouvante. Puis, elle lâcha la tête que la rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba contre le sol, refermant la blessure.

Fini de rire avec les filles ! reprit-elle plus bas. C'est à cause d'une, pour sûr... Ah ! ma pauvre Louisette, ah ! le cochon, c'est bien fait !

Et un long silence régna. Flore, qui avait reposé la lanterne, attendait, en jetant sur Jacques de lents regards ; tandis que celui-ci, séparé d'elle par le corps, n'avait plus bougé, comme perdu, anéanti dans ce qu'il venait de voir.Il devait être près de onze heures. Un embarras, après la scène de la soirée, l'empêchait de parler la première. Mais un bruit de voix se fit entendre, c'était son père qui ramenait le chef de gare ; et, ne voulant pas être vue, elle se décida.

Tu ne rentres pas te coucher ?

Il tressaillit, un débat parut l'agiter un instant. Puis, dans un effort, dans un recul désespéré :

Non, non !

Elle n'eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de forte fille exprima beaucoup de chagrin. Comme pour se faire pardonner sa résistance de tout à l'heure, elle se montra très humble, elle dit encore :

Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas ?

Non, non !

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main, puisqu'il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même lui jeter l'adieu familier de leur camaraderie d'enfance, elle s'éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme si elle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deux hommes d'équipe. Lui aussi constata l'identité : c'était bien le président Grandmorin, qu'il connaissait, pour le voir descendre à sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa sœur, madame Bonnehon, à Doinville. Le corps pouvait rester à la place où il était tombé, il le fit seulement couvrir d'un manteau, que l'undes hommes apportait. Un employé avait pris, à Barentin, le train de onze heures, pour prévenir le procureur impérial de Rouen. Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq ou six heures du matin, car il aurait à amener le juge d'instruction, le greffier du tribunal et un médecin. Aussi le chef de gare organisa-t-il un service de garde, près du mort : pendant toute la nuit, on se relayerait, un homme serait constamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s'étendre sous quelque hangar de la station de Barentin, d'où il ne devait repartir pour Le Havre qu'à sept heures vingt, demeura longtemps encore, immobile, obsédé. Puis, l'idée du juge d'instruction qu'on attendait le troubla, comme s'il s'était senti complice. Dirait-il ce qu'il avait vu, au passage de l'express ? II résolut d'abord de parler, puisque lui n'avait en somme rien à craindre. Son devoir, d'ailleurs, n'était pas douteux. Mais, ensuite, il se demanda à quoi bon : il n'apporterait pas un seul fait décisif, il n'oserait affirmer aucun détail précis sur l'assassin. Ce serait imbécile, de se mettre là-dedans, de perdre son temps et de s'émotionner, sans profit pour personne. Non, non, il ne parlerait pas ! Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol, dans le rond jaune de la lanterne. Un froid plus vif tombait du ciel fumeux, sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides. Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris, très long. Tous se croissaient, dans leur inexorable puissance mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant, sans y prendre garde, latête coupée à demi de cet homme, qu'un autre homme avait égorgé.

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