Lise et Françoise, s'étant débarrassées de Blanchette, trop grasse et qui ne vêlait plus, avaient résolu, ce samedi-là, d'aller au marché de Cloyes acheter une autre vache. Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. Il s'était rendu libre pour l'après-midi, et le maître l'avait autorisé à prendre la voiture, ayant égard aux bruits d'accordailles qui couraient, entre le garçon et l'aînée des Mouche. En effet, le mariage était décidé ; du moins, Jean avait promis de faire une démarche près de Buteau, la semaine suivante, pour lui poser la question. L'un des deux, il fallait en finir.

On partit donc vers une heure, lui sur le devant avec Lise, Françoise seule sur la seconde banquette. De temps à autre, il se tournait et souriait à celle-ci, dont les genoux, dans ses reins, le chauffaient. C'était grand dommage qu'elle eût quinze ans de moins que lui ; et, s'il se résignait à épouser l'aînée, après bien des réflexions et des ajournements, ça devait être, tout au fond, dans l'idée de vivre en parent près de la cadette. Puis on se laisse aller, on fait tant de choses en ne sachant pas pourquoi, lorsqu'on s'est dit un jour qu'on les ferait !

A l'entrée de Cloyes, il mit la mécanique, lança le cheval sur la pente raide du cimetière ; et, comme il débouchait au carrefour de la rue Grande et de la rue Grouaise, pour remiser à l'auberge du Bon Laboureur, ildésigna brusquement le dos d'un homme, qui enfilait cette dernière rue.

Tiens ! on croirait Buteau.

C'est lui, déclara Lise. Sans doute qu'il va chez monsieur Baillehache... Est-ce qu'il accepterait sa part ?

Jean fit claquer son fouet en riant.

On ne sait pas, il est si malin !

Buteau n'avait pas semblé les voir, bien qu'il les eût reconnus de loin. Il marchait, l'échine ronde ; et tous deux le regardèrent s'éloigner, en songeant, sans le dire, qu'on allait pouvoir s'expliquer. Dans la cour du Bon Laboureur, Françoise, restée muette, descendit la première, par une roue de la carriole. Cette cour était déjà pleine de voitures dételées, posées sur leurs brancards, tandis qu'un bourdonnement d'activité agitait les vieux bâtiments de l'auberge.

Alors, nous y allons ? demanda Jean, quand il revint de l'écurie, où il avait accompagné son cheval.

Bien sûr, tout de suite.

Pourtant, dehors, au lieu de gagner directement, par la rue du Temple, le marché des bestiaux, qui se tenait sur la place Saint-Georges, le garçon et les deux filles s'arrêtèrent, flânèrent le long de la rue Grande, parmi les marchandes de légumes et de fruits, installées aux deux bords. Lui, coiffé d'une casquette de soie, avait une grande blouse bleue, sur un pantalon de drap noir ; elles, également endimanchées, les cheveux serrés dans leurs petits bonnets ronds, portaient des robes semblables, uncorsage de lainage sombre sur une jupe gris fer, que coupait un grand tablier de cotonnade à minces raies roses ; et ils ne se donnaient pas le bras, ils marchaient à la file, les mains ballantes, au milieu des coudoiements de la foule. C'était une bousculade de servantes, de bourgeoises, devant les paysannes accroupies, qui, venues chacune avec un ou deux paniers, les avaient simplement posés et ouverts par terre. Ils reconnurent la Frimat, les poignets cassés, ayant de tout dans ses deux paniers débordants, des salades, des haricots, des prunes, même trois lapins en vie. Un vieux, à côté, venait de décharger une carriole de pommes de terre, qu'il vendait au boisseau. Deux femmes, la mère et la fille, celle-ci, Norine, rouleuse et célèbre, étalaient sur une table boiteuse de la morue, des harengs salés, des harengs saurs, un vidage de fond de baril dont la saumure forte piquait à la gorge. Et la rue Grande, si déserte en semaine, malgré ses beaux magasins, sa pharmacie, sa quincaillerie, surtout ses Nouveautés parisiennes, le bazar de Lambourdieu, n'était pas assez large chaque samedi, les boutiques combles, la chaussée barrée par l'envahissement des marchandes.

Lise et Françoise, suivies par Jean, poussèrent de la sorte jusqu'au marché à la volaille, qui était rue Beaudonnière. Là, des fermes avaient envoyé de vastes paniers à claire-voie, où chantaient des coqs et d'où sortaient des cous effarés de canards. Des poulets morts et plumés s'alignaient dans des caisses, par lits profonds. Puis, c'étaient encore des paysannes, chacune apportant ses quatre ou cinq livres de beurre, ses quelques douzaines d'œufs, ses fromages, les grands maigres, lespetits gras, les affamés, gris de cendre. Plusieurs étaient venues avec deux couples de poules liées par les pattes. Des dames marchandaient, un gros arrivage d'œufs attroupait du monde devant une auberge, Au Rendez-vous des poulaillers. Justement, parmi les hommes qui déchargeaient les œufs, se trouvait Palmyre ; car, le samedi, lorsque le travail manquait à Rognes, elle se louait à Cloyes, portant des fardeaux à se rompre les reins.

En voilà une qui gagne son pain ! fit remarquer Jean.

La foule augmentait toujours. Il arrivait encore des voitures par la route de Mondoubleau. Elles défilaient au petit trot sur le pont. A droite et à gauche, le Loir se déroulait, avec ses courbes molles, coulant au ras des prairies, bordé à gauche des jardins de la ville, dont les lilas et les faux ébéniers laissaient pendre leurs branches dans l'eau. En amont, il y avait un moulin à tan, au tic-tac sonore, et un grand moulin à blé, un vaste bâtiment que les souffleurs, sur les toits, blanchissaient d'un vol continu de farine.

Eh bien ! reprit Jean, y allons-nous ?

Oui, oui.

Et ils revinrent par la rue Grande, ils s'arrêtèrent sur la place Saint-Lubin, en face de la mairie, où était le marché au blé. Lengaigne, qui avait apporté quatre sacs, se tenait là, debout, les mains dans les poches. Au milieu d'un cercle de paysans, silencieux et le nez bas, Hourdequin causait, avec des gestes de colère. On avait espéré une hausse ; mais le prix de dix-huit francsfléchissait lui-même, on craignait pour la fin une baisse de vingt-cinq centimes. Macqueron passa, ayant à son bras sa fille Berthe, lui en paletot mal dégraissé, elle en robe de mousseline, une botte de roses et de muguets sur son chapeau.

Comme Lise et Françoise, après avoir tourné par la rue du Temple, longeaient l'église Saint-Georges, contre laquelle s'installaient les marchands forains, de la mercerie et de la quincaillerie, des déballages d'étoffes, elles eurent une exclamation.

Oh ! tante Rose !

En effet, c'était la vieille Fouan, que sa fille Fanny, venue à la place de Delhomme, pour livrer de l'avoine, avait amenée avec elle dans sa voiture, histoire simplement de la distraire. Toutes les deux attendaient, plantées devant l'échoppe roulante d'un rémouleur, à qui la vieille avait donné ses ciseaux. Depuis trente ans, il les repassait.

Tiens ! c'est vous autres !

Fanny, s'étant tournée et ayant aperçu Jean, ajouta :

Alors, vous êtes en promenade ?

Mais, quand elles surent que les cousines allaient acheter une vache, pour remplacer Blanchette, elles s'intéressèrent, elles les accompagnèrent, l'avoine d'ailleurs étant livrée. Le garçon, mis à l'écart, marcha derrière les quatre femmes, espacées et de front ; et l'on déboucha de la sorte sur la place Saint-Georges.

Cette place, un vaste carré, s'étendait derrière le chevet de l'église, qui, de son vieux clocher de pierre, avec son horloge, la dominait. Des allées de tilleuls touffus en fermaient les quatre faces, dont deux étaient défendues par des chaînes scellées à des bornes, et dont les deux autres se trouvaient garnies de longues barres de bois, auxquelles on attachait les bestiaux. De ce côté de la place, donnant sur des jardins, l'herbe poussait, on se serait cru dans un pré ; tandis que le côté opposé, longé par deux routes, bordé de cabarets, A Saint-Georges, A la Racine, Aux Bons Moissonneurs, était piétiné, durci, blanchi d'une poussière, que des souffles de vent envolaient.

Lise et Françoise, accompagnées des autres, eurent de la peine à traverser le carré central, où stationnait la foule. Parmi la masse des blouses, confuse et de tous les bleus, depuis le bleu dur de la toile neuve, jusqu'au bleu pâle des toiles déteintes par vingt lavages, on ne voyait que les taches rondes et blanches des petits bonnets. Quelques dames promenaient la soie miroitante de leurs ombrelles. Il y avait des rires, des cris brusques, qui se perdaient dans le grand murmure vivant, que parfois coupaient des hennissements de chevaux et des meuglements de vaches. Un âne, violemment, se mit à braire.

Par ici, dit Lise en tournant la tête.

Les chevaux étaient au fond, attachés à la barre, la robe nue et frémissante, n'ayant qu'une corde nouée au cou et à la queue. Sur la gauche, les vaches restaient presque toutes libres, tenues simplement en main par lesvendeurs, qui les changeaient de place pour les mieux montrer. Des groupes s'arrêtaient, les regardaient ; et là, on ne riait pas, on ne parlait guère.

Immédiatement, les quatre femmes tombèrent en contemplation devant une vache blanche et noire, une cotentine, qu'un ménage, l'homme et la femme, venait vendre : elle, en avant, très brune, l'air têtu, tenant la bête ; lui, derrière, immobile et fermé. Ce fut un examen recueilli, profond, de cinq minutes ; mais elles n'échangèrent ni une parole, ni un coup d'œil ; et elles s'en allèrent, elles se plantèrent de même, en face d'une seconde vache, à vingt pas de là. Celle-ci, énorme, toute noire, était offerte par une jeune fille, presque une enfant, l'air joli, avec sa baguette de coudrier. Puis, il y eut encore sept ou huit stations, aussi longues, aussi muettes, d'un bout à l'autre de la ligne des bêtes à vendre. Et, enfin, les quatre femmes retournèrent devant la première vache, où, de nouveau, elles s'absorbèrent.

Cette fois, seulement, ce fut plus sérieux. Elles s'étaient rangées sur une seule ligne, elles fouillaient la cotentine sous la peau, d'un regard aigu et fixe. Du reste, la vendeuse elle aussi ne disait rien, les yeux ailleurs, comme si elle ne les avait pas vues revenir là et s'aligner.

Pourtant, Fanny se pencha, lâcha un mot tout bas à Lise. La vieille Fouan et Françoise se communiquèrent de même une remarque, à l'oreille. Puis, elles retombèrent dans leur silence et leur immobilité, l'examen continua.

Combien ? demanda tout d'un coup Lise.

Quarante pistoles, répondit la paysanne.

Elles feignirent d'être mises en fuite ; et, comme elles cherchaient Jean, elles eurent la surprise de le trouver derrière elles avec Buteau, causant tous les deux en vieux amis. Buteau, venu de la Chamade pour acheter un petit cochon, était là, en train d'en marchander un. Les cochons, dans un parc volant, au cul de la voiture qui les avait apportés, se mordaient et criaient, à faire saigner les oreilles.

En veux-tu vingt francs ? demanda Buteau au vendeur.

Non, trente !

Et zut ! couche avec !

Et gaillard, très gai, il vint vers les femmes, riant d'aise aux visages de sa mère, de sa sœur et de ses deux cousines, absolument comme s'il les eût quittées la veille. Du reste, elles-mêmes gardèrent leur placidité, sans paraître se rappeler les deux ans de querelles et de brouille. Seule, la mère, à qui l'on avait appris la première rencontre, rue Grouaise, le regardait de ses yeux bridés, cherchant à lire pourquoi il était allé chez le notaire. Mais ça ne se voyait pas. Ni l'un ni l'autre n'en ouvrirent la bouche.

Alors, cousine, reprit-il, c'est donc que tu achètes une vache ?... Jean m'a conté ça... Et, tenez ! il y en a une là, oh ! la plus solide du marché, une vraie bête !

Il désignait précisément la cotentine blanche et noire.

Quarante pistoles, merci ! murmura Françoise.

Quarante pistoles pour toi, petiote ! dit-il en lui allongeant une tape dans le dos, histoire de plaisanter.

Mais elle se fâcha, elle lui rendit sa tape, d'un air furieux de rancune.

Fiche-moi la paix, hein ? Je ne joue pas avec les hommes.

Il s'en égaya plus fort, il se tourna vers Lise, qui restait sérieuse, un peu pâle.

Et toi, veux-tu que je m'en mêle ? Je parie que je l'ai à trente pistoles... Paries-tu cent sous ?

Oui, je veux bien... Si ça te plaît d'essayer...

Rose et Fanny approuvaient de la tête, car elles savaient le garçon féroce au marché, têtu, insolent, menteur, voleur, à vendre les choses trois fois leur prix et à se faire donner tout pour rien. Les femmes le laissèrent donc s'avancer avec Jean, tandis qu'elles s'attardaient en arrière, afin qu'il n'eût pas l'air d'être avec elles.

La foule augmentait du côté des bestiaux, les groupes quittaient le centre ensoleillé de la place, pour se porter sous les allées. Il y avait là un va-et-vient continu, le bleu des blouses se fonçait à l'ombre des tilleuls, des taches mouvantes de feuilles verdissaient les visages colorés. Du reste, personne n'achetait encore, pas une vente n'avait eu lieu, bien que le marché fût ouvert depuis une heure. On se recueillait, on se tâtait. Mais, au-dessus des têtes, dans le vent tiède, un tumulte passa. C'étaient deux chevaux, attachés côte à côte, qui se dressaient et se mordaient, avec des hennissements furieux et le raclement de leurs sabots sur le pavé. On eut peur, desfemmes s'enfuirent ; pendant que, accompagnés de jurons, de grands coups de fouet qui claquaient comme des coups de feu, ramenaient le calme. Et, à terre, dans le vide laissé par la panique, une bande de pigeons s'abattit, marchant vite, piquant l'avoine du crottin.

Eh bien ! la mère, qu'est-ce que vous la vendez donc ? demanda Buteau à la paysanne.

Celle-ci, qui avait vu le manège, répéta tranquillement :

Quarante pistoles.

D'abord, il prit la chose en farce, il plaisanta, s'adressa à l'homme, toujours à l'écart et muet.

Dis, vieux ! ta bourgeoise est avec, à ce prix-là ?

Mais, tout en goguenardant, il examinait de près la vache, la trouvait telle qu'il la faut pour être une bonne laitière, la tête sèche, aux cornes fines et aux grands yeux, le ventre un peu fort sillonné de grosses veines, les membres plutôt grêles, la queue mince, plantée très haut. Il se baissa, s'assura de la longueur des pis et de l'élasticité des trayons, placés carrément et bien percés. Puis, appuyé d'une main sur la bête, il entama le marché, en tâtant d'un air machinal les os de la croupe :

Quarante pistoles, hein ? c'est pour rire... Voulez-vous trente pistoles ?

Et sa main s'assurait de la force et de la bonne disposition des os. Elle descendit ensuite, se coula entre les cuisses, à cet endroit où la peau nue, d'une belle couleur safranée, annonçait un lait abondant.

Trente pistoles, ça va-t-il ?

Non, quarante, répondit la paysanne.

Il tourna le dos, il revint, et elle se décida à causer.

C'est une bonne bête, allez, tout à fait. Elle aura deux ans à la Trinité et elle vêlera dans quinze jours... Pour sûr qu'elle ferait bien votre affaire.

Trente pistoles, répéta-t-il.

Alors, comme il s'éloignait, elle jeta un coup d'œil à son mari, elle cria :

Tenez ! c'est pour m'en aller... Voulez-vous à trente-cinq tout de suite ?

Il s'était arrêté, il dépréciait la vache. Ça n'était pas bâti, ça manquait de reins, enfin un animal qui avait souffert et qu'on nourrirait deux ans à perte. Ensuite, il prétendit qu'elle était blessée au pied, ce qui n'était pas vrai. Il mentait pour mentir, avec une mauvaise foi étalée, dans l'espoir de fâcher et d'étourdir la vendeuse. Mais elle haussait les épaules.

Trente pistoles.

Non, trente-cinq.

Elle le laissa partir. Il rejoignit les femmes, il leur dit que ça mordait, qu'il fallait en marchander une autre. Et le groupe alla se planter devant la grande vache noire, qu'une jolie fille tenait à la corde. Celle-ci n'était justement que de trois cents francs. Il parut ne pas la trouver trop cher, s'extasia, et brusquement retourna vers la première.

Alors, c'est dit, je vais porter mon argent ailleurs ?

Dame ! s'il y avait possibilité, mais il n'y a pas possibilité.. ; Faut y mettre plus de courage, de votre part.

Et, se penchant, prenant le pis à pleine main :

Voyez donc ça comme c'est mignon !

Il n'en convint pas, il dit encore :

Trente pistoles.

Non, trente-cinq.

Du coup, tout sembla rompu. Buteau avait pris le bras de Jean, pour bien marquer qu'il lâchait l'affaire. Les femmes les rejoignirent, émotionnées, trouvant, elles, que la vache valait les trois cent cinquante francs. Françoise, surtout, à qui elle plaisait, parlait de conclure à ce prix. Mais Buteau s'irrita : est-ce qu'on se laissait voler de la sorte ? Et, pendant près d'une heure, il tint bon, au milieu de l'anxiété des cousines, qui frémissaient, chaque fois qu'un acheteur s'arrêtait devant la bête. Lui, non plus, ne la quittait pas du coin de l'œil ; mais c'était le jeu, il fallait avoir l'estomac solide. Personne, à coup sûr, n'allait sortir son argent si vite : on verrait bien s'il y avait un imbécile pour la payer plus de trois cents francs. Et, en effet, l'argent ne paraissait toujours pas, quoique le marché tirât à sa fin.

Sur la route, maintenant, on essayait des chevaux. Un, tout blanc, courait, excité par le cri guttural d'un homme, qui tenait la corde et qui galopait près de lui ; tandis que Patoir, le vétérinaire, bouffi et rouge, planté avec l'acheteur au coin de la place, les deux mains dansles poches, regardait et conseillait, à voix haute. Les cabarets bourdonnaient d'un continuel flot de buveurs, entrant, sortant, rentrant, dans les débats interminables des marchandages. C'était le plein de la bousculade et du vacarme, à ne plus s'entendre : un veau séparé de sa mère, beuglait sans fin ; des chiens, parmi la foule, des griffons noirs, de grands barbets jaunes, se sauvaient en hurlant, une patte écrasée ; puis, dans des silences brusques, on n'entendait plus qu'un vol de corbeaux, dérangés par le bruit, tournoyant, croassant à la pointe du clocher. Et, dominant la senteur chaude du bétail, une violente odeur de corne roussie, une peste sortait d'une maréchalerie voisine, où les paysans profitaient du marché pour faire ferrer leurs bêtes.

Hein ? trente ! répéta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne.

Non, trente-cinq !

Alors, comme un autre acheteur était là, marchandant lui aussi, il saisit la vache aux mâchoires, les lui ouvrit de force, pour voir les dents. Puis, il les lâcha, avec une grimace. Justement, la bête s'était mise à fienter, les bouses tombaient molles ; et il les suivit des yeux, sa grimace s'accentuait. L'acheteur, un grand pâlot, impressionné, s'en alla.

Je n'en veux plus, dit Buteau. Elle a un sang tourné.

Cette fois, la vendeuse commit la faute de s'emporter ; et c'était ce qu'il voulait, elle le traita salement, il répondit par un flot d'ordures. On s'attroupait, on riait. Derrière la femme, le mari nebougeait toujours point. Il finit par la toucher du coude, et brusquement elle cria :

La prenez-vous à trente-deux pistoles ?

Non, trente !

Il s'en allait de nouveau, elle le rappela d'une voix étranglée.

Eh bien ! sacré bougre, emmenez-la !... Mais, nom de Dieu ! si c'était à refaire, j'aimerais mieux vous foutre la main sur la figure !

Elle était hors d'elle, tremblante de fureur. Lui riait bruyamment, ajoutait des galanteries, offrait de coucher, pour le reste.

Tout de suite, Lise s'était rapprochée. Elle tira la paysanne à l'écart, lui donna ses trois cents francs, derrière un tronc d'arbre. Déjà Françoise tenait la vache, mais il fallut que Jean poussât la bête par derrière, car elle refusait de démarrer. On piétinait depuis deux heures, Rose et Fanny avaient attendu le dénouement, muettes, sans lassitude. Enfin, comme on partait, on chercha Buteau disparu, on le retrouva qui tapait sur le ventre du marchand de cochons. Il venait d'avoir son petit cochon à vingt francs ; et, pour payer, il compta d'abord son argent dans sa poche, il ne sortit que juste la somme, la recompta dans son poing à demi fermé. Ce fut toute une affaire ensuite, quand il voulut fourrer le cochon au fond d'un sac, qu'il avait apporté sous sa blouse. La toile mûre creva, les pattes de l'animal passèrent, ainsi que le groin. Et il le chargea de la sorte sur son épaule, il l'emporta grouillant, reniflant, poussant des cris atroces.

Dis donc, Lise, et mes cent sous ? réclama-t-il. J'ai gagné.

Elle les lui donna, pour rire, croyant qu'il ne les prendrait point. Mais il les prit très bien, les fit disparaître.

Tous, lentement, se dirigèrent vers le Bon Laboureur.

C'était la fin du marché. L'argent luisait au soleil, sonnait sur les tables des marchands de vin. A la dernière minute, tout se bâclait. Dans l'angle de la place-Saint-Georges, il ne restait que les quelques bêtes non vendues. Peu à peu, la foule avait reflué du côté de la rue Grande, où les marchandes de fruits et de légumes débarrassaient la chaussée, remportaient leurs paniers vides. De même, il n'y avait plus rien place de la Volaille, que de la paille, et de la plume. Et déjà des carrioles partaient, on attelait dans les auberges, on dénouait les guides des chevaux attachées aux anneaux des trottoirs. Vers toutes les routes, de toutes parts, des roues fuyaient, des blouses bleues se gonflaient au vent, dans les secousses du pavé.

Lengaigne passa ainsi, au trot de son petit cheval noir, après avoir utilisé son dérangement, en achetant une faux. Macqueron et sa fille Berthe s'attardaient encore dans les boutiques. Quant à la Frimat, elle retournait à pied, et chargée comme au départ, car elle rapportait ses paniers pleins de crottin ramassé en route. Chez le pharmacien de la rue Grande, parmi les dorures, Palmyre, éreintée et debout, attendait qu'on lui préparât une potion pour son frère, malade depuis une semaine : quelque sale drogue qui lui mangeait vingt sous, sur les quarante si durement gagnés. Mais ce qui fit hâter le pas flâneur desfilles Mouche et de leur société, ce fut d'apercevoir Jésus-Christ, très soûl, tenant la largeur de la rue. On croyait savoir qu'il avait emprunté, ce jour-là, en hypothéquant sa dernière pièce de terre. Il riait tout seul, des pièces de cent sous tintaient dans ses grandes poches.

Comme on arrivait enfin au Bon Laboureur, Buteau dit simplement, d'un air gaillard :

Alors, vous partez ?... Ecoute donc, Lise, si tu restais avec ta sœur, pour que nous mangions un morceau ?

Elle fut surprise, et comme elle se tournait vers Jean, il ajouta :

Jean aussi peut rester, ça me fera plaisir.

Rose et Fanny échangèrent un coup d'œil. Certainement, le garçon avait son idée. Sa figure ne contait toujours rien. N'importe ! il ne fallait pas gêner les choses.

C'est ça, dit Fanny, restez... Moi, je vais filer avec la mère. On nous attend.

Françoise, qui n'avait pas lâché la vache, déclara sèchement :

Moi aussi, je m'en vais.

Et elle s'entêta. Elle s'agaçait à l'auberge, elle voulait emmener sa bête tout de suite. On dut céder, tellement elle devenait désagréable. Dès qu'on eut attelé, la vache fut attachée derrière la voiture, et les trois femmes montèrent.

A cette minute seulement, Rose, qui attendait une confession de son fils, s'enhardit à lui demander :

Tu ne fais rien dire à ton père ?

Non, rien, répondit Buteau.

Elle le regardait dans les yeux, elle insista.

C'est donc qu'il n'y a pas de nouveau ?

S'il y a du nouveau, vous le saurez, quand il sera bon à savoir.

Fanny toucha son cheval, qui partit au pas, tandis que la vache, derrière, se laissait tirer, allongeant le cou. Et Lise demeura seule, entre Buteau et Jean.

Dès six heures, tous les trois s'attablèrent dans une salle de l'auberge, ouverte sur le café. Buteau, sans qu'on sût s'il régalait, était allé à la cuisine commander une omelette et un lapin. Lise, pendant ce temps, avait poussé Jean à s'expliquer, pour en finir et s'éviter une course. Mais on achevait l'omelette, on en était à la gibelotte, que le garçon, gêné, n'en avait encore rien fait. D'ailleurs, l'autre, non plus, ne semblait guère songer à tout ça. Il mangeait dur, riait la bouche élargie, allongeait par-dessous la table des coups de genoux à la cousine et au camarade, en bonne amitié. Puis, l'on causa plus sérieusement, il fut question de Rognes, du nouveau chemin ; et, si pas un mot ne fut prononcé de l'indemnité de cinq cents francs, de la plus-value des terrains, cela pesa dès lors au fond de tout ce qu'ils disaient. Buteau revint à des farces, trinqua ; tandis que, visiblement, dans ses yeux gris, passait l'idée de la bonne affaire, ce troisième lot devenu avantageux, cette ancienne àépouser, dont le champ, à côté du sien, avait presque doublé de valeur.

Nom de Dieu ! cria-t-il, est-ce que nous ne prenons pas du café ?

Trois cafés ! demanda Jean.

Et une heure se passa à siroter, à vider le carafon d'eau-de-vie, sans que Buteau se déclarât. Il s'avançait, se reculait, traînait en longueur, comme s'il eût encore marchandé la vache. C'était fait au fond, mais fallait voir tout de même. Brusquement, il se tourna vers Lise, il lui dit :

Pourquoi n'as-tu pas amené l'enfant ?

Elle se mit à rire, comprenant que ça y était, cette fois ; et elle lui allongea une tape, elle se contenta de répondre, heureuse, indulgente :

Ah ! cette rosse de Buteau !

Ce fut tout. Lui aussi rigolait. Le mariage était résolu. Jean, embarrassé jusque-là, s'égaya avec eux, d'un air de soulagement. Même il parla enfin, il dit tout.

Tu sais que tu fais bien de revenir, j'allais prendre ta place.

Oui, on m'a conté ça... Oh ! j'étais tranquille, vous m'auriez prévenu peut-être !

Eh ! sûr... D'autant que ça vaut mieux avec toi, à cause du gamin. C'est ce que nous avons toujours dit, n'est-ce pas, Lise ?

Toujours, c'est la vraie vérité !

Un attendrissement noyait leurs faces à tous trois ; ils fraternisaient, Jean surtout, sans jalousie, étonné de pousser à ce mariage ; et il fit apporter de la bière, Buteau ayant crié que, nom de Dieu ! on boirait bien encore quelque chose. Les coudes sur la table, Lise entre eux, ils causaient maintenant des dernières pluies, qui avaient versé les blés.

Mais, dans la salle du café, à côté d'eux, Jésus-Christ, attablé avec un vieux paysan, soûl comme lui, faisait un vacarme intolérable. Tous, du reste, en blouse, buvant, fumant, crachant, dans la vapeur rousse des lampes, ne pouvaient parler sans crier ; et sa voix dominait encore les autres, cuivrée, assourdissante. Il jouait à " la chouine ", une querelle venait d'éclater sur un dernier coup de cartes, entre lui et son compagnon, qui maintenait son gain d'un air de tranquille obstination. Pourtant, il paraissait avoir tort. Cela n'en finissait plus. Jésus-Christ, furieux, en arrivait à gueuler si haut que le patron intervint. Alors, il se leva, circula de table en table, avec un acharnement d'ivrogne, promenant ses cartes, pour soumettre le coup aux autres consommateurs. Il assommait tout le monde. Et il se remit à crier, il revint vers le vieux, qui, fort de son mauvais droit, restait stoïque sous les injures.

Lâche ! feignant ! sors donc un peu, que je te démolisse !

Puis, brusquement, Jésus-Christ reprit sa chaise en face de l'autre ; et, calmé :

Moi, je sais un jeu... Faut parier, hein ! veux-tu ?

Il avait sorti une poignée de pièces de cent sous, quinze à vingt, et il les planta en une seule pile devant lui.

V'là ce que c'est... Mets-en autant.

Le vieux, intéressé, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile égale.

Alors, moi, j'en prends une à ton tas, et regarde !

Il saisit la pièce, se la posa gravement sur la langue comme une hostie, puis, d'un coup de gosier, l'avala.

A ton tour, prends à mon tas... Et celui qui en mange le plus à l'autre, les garde. V'là le jeu !

Les yeux écarquillés, le vieux accepta, fit disparaître une première pièce avec peine. Seulement, Jésus-Christ, tout en criant qu'il n'y avait pas besoin de se presser, gobait les écus comme des pruneaux. Au cinquième, il y eut une rumeur dans le café, un cercle se fit, pétrifié d'admiration. Ah ! le bougre, quelle gargamelle, pour se coller ainsi de la monnaie dans le gésier ! Le vieux avalait sa quatrième pièce, lorsqu'il se renversa, la face violette, étouffant, râlant ; et, un moment, on le crut mort. Jésus-Christ s'était levé, très à l'aise, l'air goguenard : il en avait pour son compte dix dans l'estomac, c'était toujours trente francs de gain qu'il emportait.

Buteau, inquiet, craignant d'être compromis, si le vieux ne s'en tirait pas, avait quitté la table ; et, comme il regardait les murs d'un œil vague, sans parler de payer, bien que l'invitation vînt de lui, Jean régla la note. Cela acheva de rendre le gaillard très bon enfant. Dans la cour, après avoir attelé, il prit le camarade aux épaules.

Tu sais, je veux que t'en sois. La noce sera pour dans trois semaines... J'ai passé chez le notaire, j'ai signé l'acte, tous les papiers seront prêts.

Et, faisant monter Lise dans sa voiture :

Allons, houp ! que je te ramène !... Je passerai par Rognes, ça ne m'allongera guère.

Jean revint seul dans sa voiture. Il trouvait ça naturel, il les suivit. Cloyes dormait, retombé à sa paix morte, éclairé par les étoiles jaunes des réverbères ; et, de la cohue du marché, on n'entendait plus que le pas attardé et trébuchant d'un paysan ivre. Puis, la route s'étendit toute noire. Il finit pourtant par apercevoir l'autre voiture, celle qui emportait le ménage. Ça valait mieux, c'était très bien. Et il sifflait fortement, rafraîchi par la nuit, libre et envahi d'une allégresse.

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