Le lendemain, dans la matinée, on achevait de mettre en bière le corps de Françoise, et le cercueil restait au milieu de la chambre, sur deux chaises, lorsque Jean eut un sursaut de surprise indignée, en voyant entrer Lise et Buteau, l'un derrière l'autre. Son premier geste fut pour les chasser, ces parents sans cœur qui n'étaient pas venus embrasser la mourante, et qui arrivaient enfin dès qu'on avait cloué le couvercle sur elle, comme délivrés de la crainte de se retrouver en sa présence. Mais les membres présents de la famille, Fanny, la Grande, l'arrêtèrent : ça ne portait pas chance, de se disputer autour d'un mort ; puis, quoi ? On ne pouvait empêcher Lise de racheter sa rancune, en se décidant à veiller les restes de sa sœur.

Et les Buteau, qui avaient compté sur le respect dû à ce cercueil, s'installèrent. Ils ne dirent pas qu'ils reprenaient possession de la maison ; seulement, ils le faisaient, d'une façon naturelle, comme si la chose allait de soi, à présent que Françoise n'était plus là. Elle y était bien encore, mais emballée pour le grand départ, pas plus gênante qu'un meuble. Lise, après s'être assise un instant, s'oublia jusqu'à ouvrir les armoires, à s'assurer que les objets n'avaient pas bougé de place, pendant son absence. Buteau rôdait déjà dans l'écurie et dans l'étable, en homme entendu qui donne le coup d'œil du maître. Le soir, l'un et l'autre semblèrent tout à fait rentrés chez eux, et il n'y avait que le cercueil qui les embarrassât,maintenant, dans la chambre dont il barrait le milieu. Ce n'était, d'ailleurs, qu'une nuit à patienter : le plancher serait enfin libre de bonne heure, le lendemain.

Jean piétinait, au milieu de la famille, l'air perdu, ne sachant que faire de ses membres. D'abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. Mais, à mesure que les heures s'écoulaient, tout cela se détachait de sa personne, semblait passer aux autres. Quand la nuit tomba, personne ne lui adressait plus la parole, il n'était plus là qu'en intrus toléré. Jamais il n'avait eu si pénible la sensation d'être un étranger, de n'avoir pas un des siens, parmi ces gens, tous alliés, tous d'accord, dès qu'il s'agissait de l'exclure. Jusqu'à sa pauvre femme morte qui cessait de lui appartenir, au point que Fanny, comme il parlait de veiller près du corps, avait voulu le renvoyer, sous le prétexte qu'on était trop de monde. Il s'était obstiné pourtant, il avait même eu l'idée de prendre l'argent dans la commode, les cent vingt-sept francs, pour être certain qu'ils ne s'envoleraient pas. Lise, dès son arrivée, en ouvrant le tiroir, devait les avoir vus, ainsi que la feuille de papier timbré, car elle s'était mise à chuchoter vivement avec la Grande ; et c'était depuis lors, qu'elle se réinstallait si à l'aise, certaine qu'il n'existait point de testament. L'argent, elle ne l'aurait toujours pas. Dans l'appréhension du lendemain, Jean se disait qu'il tiendrait au moins ça. Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise.

Le lendemain, l'enterrement eut lieu de bonne heure, à neuf heures ; et l'abbé Madeline, qui partait le soir, put dire encore la messe et aller jusqu'à la fosse ; mais il y perdit connaissance, on dut l'emporter. Les Charlesétaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Jean pleurait. Buteau s'essuyait les yeux. Au dernier moment, Lise avait déclaré que ses jambes se cassaient, que jamais elle n'aurait la force d'accompagner le corps de sa pauvre sœur. Elle était donc restée seule dans la maison, tandis que la Grande, Fanny, la Frimat, la Bécu, d'autres voisines, suivaient. Et, au retour, tout ce monde, s'attardant exprès sur la place de l'Eglise, assista enfin à la scène prévue, attendue depuis la veille.

Jusque-là, les deux hommes, Jean et Buteau, avaient évité de se regarder, dans la crainte qu'une bataille ne s'engageât sur le cadavre à peine refroidi de Françoise. Maintenant, tous les deux se dirigeaient vers la maison, du même pas résolu ; et, de biais, ils se dévisageaient. On allait voir. Du premier coup d'œil, Jean comprit pourquoi Lise n'était pas allée au convoi. Elle avait voulu rester seule, afin d'emménager, en gros du moins. Une heure venait de lui suffire, jetant les paquets par-dessus le mur de la Frimat, brouettant ce qui aurait pu se casser. D'une claque enfin, elle avait ramené dans la cour Laure et Jules, qui s'y battaient déjà, tandis que le père Fouan, poussé aussi par elle, soufflait sur le banc. La maison était reconquise.

Où vas-tu ? demanda brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte.

Je rentre chez moi.

Chez toi ! où ça, chez toi ?... Pas ici, toujours. Ici, nous sommes chez nous.

Lise était accourue ; et, les poings sur les hanches, elle gueulait, plus violente, plus injurieuse que son homme.

Hein ? quoi ? qu'est-ce qu'il veut, ce pourri ?... Y avait assez longtemps qu'il empoisonnait ma pauvre sœur, à preuve que, sans ça, elle ne serait pas morte de son accident, et qu'elle a montré sa volonté, en ne lui rien laissant de son bien... Tape donc dessus, Buteau ! Qu'il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie !

Jean, suffoqué de cette rude attaque, tâcha encore de raisonner.

Je sais que la maison et la terre vous reviennent. Mais j'ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes...

La moitié, tu as le toupet ! reprit Lise, en l'interrompant. Sale maquereau, tu oserais prendre la moitié de quelque chose, toi qui n'as seulement pas apporté ici ton démêloir et qui n'y es entré qu'avec ta chemise sur le cul. Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon !

Buteau l'appuyait, et d'un geste qui balayait le seuil :

Elle a raison, décampe !... Tu avais ta veste et ta culotte, va-t'en avec, on ne te les retient pas.

La famille, les femmes surtout, Fanny et la Grande, arrêtées à une trentaine de mètres, semblaient approuver par leur silence.

Alors, Jean, blêmissant sous l'outrage, frappé au cœur de cette accusation d'abominable calcul, se fâcha, cria aussi fort que les autres.

Ah ! c'est comme ça, vous voulez du vacarme... Eh bien ! il y en aura. D'abord, je rentre, je suis chez moi, tant que le partage n'est pas fait. Et puis, je vais aller chercher monsieur Baillehache qui mettra les scellés et qui m'en nommera gardien... Je suis chez moi, c'est à vous de foutre le camp !

Il s'était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. Mais Buteau avait sauté sur lui, une lutte s'engagea, les deux hommes roulèrent au milieu de la cuisine. Et la querelle continua dedans, à savoir maintenant qui serait flanqué dehors, du mari ou de la sœur et du beau-frère.

Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres.

Le papier, on s'en torche ! Ça suffit que nous ayons le droit.

Alors, venez avec l'huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres.

L'huissier et les gendarmes, on les envoie chier ! Il n'y a que les crapules qui ont besoin d'eux. Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même.

Jean s'était retranché derrière la table, ayant le furieux besoin d'être le plus fort, ne voulant pas quitter cette demeure où sa femme venait d'agoniser, où il lui semblait que tout le bonheur de sa vie avait tenu. Buteau, enragé, lui aussi, par l'idée de ne pas lâcher la place reconquise, comprenait qu'il fallait en finir. Il reprit :

Et puis, ce n'est pas tout ça, tu nous emmerdes !

Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l'autre. Mais celui-ci empoigna une chaise, le fit culbuteren la lui envoyant à travers les jambes ; et il se réfugiait au fond de la chambre voisine, pour s'y barricader, lorsque la femme eut le brusque souvenir de l'argent, des cent vingt-sept francs aperçus dans le tiroir de la commode. Elle crut qu'il courait les prendre, elle le devança, ouvrit le tiroir, jeta un hurlement de douleur.

L'argent ! ce nom de Dieu a volé l'argent, cette nuit !

Et, dès lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. Il criait que l'argent lui appartenait, qu'il voulait bien faire les comptes et qu'on lui en redevrait, sûrement. Mais la femme et l'homme ne l'écoutaient pas, la femme s'était ruée, cognait plus fort que l'homme. D'une poussée folle, il fut délogé de la chambre, ramené dans la cuisine, où ils tournèrent tous les trois en une masse confuse, rebondissante aux angles des meubles. A coups de pied, il se débarrassa de Lise. Elle revint, lui enfonça ses ongles dans la nuque, tandis que Buteau, prenant son élan, tapant de la tête ainsi que d'un bélier, l'envoyait s'étaler dehors, sur la route.

Ils restèrent là, ils bouchèrent la porte de leurs corps, clamant :

Voleur qui a volé notre argent !... Voleur ! voleur ! voleur !

Jean, après s'être ramassé, répondit, dans un bégaiement de souffrance et de colère :

C'est bon, j'irai chez le juge, à Châteaudun, et il me fera rentrer chez moi, et je vous poursuivrai en justice pour des dommages-intérêts... Au revoir !

Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Quand la famille avait vu qu'on se tapait, elle s'en était prudemment allée, à cause des procès possibles.

Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. Enfin, ils l'avaient donc foutu à la rue, l'étranger, l'usurpateur ! Et ils y étaient rentrés, dans la maison, ils disaient bien qu'ils y rentreraient ! La maison ! la maison ! à cette idée qu'ils s'y retrouvaient, dans la vieille maison patrimoniale, bâtie jadis par un ancêtre, ils furent pris d'un coup de folie joyeuse, ils galopèrent au travers des pièces, gueulèrent à s'étrangler, pour le plaisir de gueuler chez eux. Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. Seul, le père Fouan, resté sur le banc de pierre, les regardait passer de ses yeux troubles, sans rire.

Brusquement, Buteau s'arrêta.

Nom de Dieu ! il a filé par le haut, pourvu qu'il ne soit pas allé faire du mal à la terre !

C'était absurde, mais ce cri de passion l'avait bouleversé. La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. Ah ! la terre, elle le tenait aux entrailles plus encore que la maison ! ce morceau de terre de là-haut qui comblait le trou entre ses deux tronçons, qui lui rétablissait sa parcelle de trois hectares, si belle, que Delhomme lui-même n'en possédait pas une semblable ! Toute sa chair s'était mise à trembler de joie, comme au retour d'une femme désirée et qu'on a crue perdue. Un besoin immédiat de la revoir, dans sa crainte folle que l'autre pouvait l'emporter, luitourna la tête. Il partit en courant, en grognant qu'il souffrirait trop, tant qu'il ne saurait pas.

Jean, en effet, était monté en plaine, afin d'éviter le village ; et, par habitude, il suivait le chemin de la Borderie. Lorsque Buteau l'aperçut, justement il passait le long de la pièce des Cornailles ; mais il ne s'arrêta pas, il ne jeta, à ce champ tant disputé, qu'un regard de défiance et de tristesse, comme s'il l'accusait de lui avoir porté malheur ; car un souvenir venait de mouiller ses yeux, celui du jour où il avait causé avec Françoise pour la première fois : n'était-ce pas aux Cornailles que la Coliche l'avait traînée, gamine encore, dans une luzernière ? Il s'éloigna d'un pas ralenti, la tête basse, et Buteau qui le guettait, mal rassuré, le soupçonnant d'un mauvais coup, put s'approcher à son tour de la pièce. Debout, il la contempla longuement : elle était toujours là, elle n'avait pas l'air de se mal porter, personne ne lui avait fait du mal. Son cœur se gonflait, allait vers elle, dans cette idée qu'il la possédait de nouveau, à jamais. Il s'accroupit, il en prit des deux mains une motte, l'écrasa, la renifla, la laissa couler pour en baigner ses doigts. C'était bien sa terre, et il retourna chez lui, chantonnant, comme ivre de l'avoir respirée.

Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. D'abord, il avait voulu courir à Cloyes, chez monsieur Baillehache, pour se faire réintégrer dans la maison. Ensuite, sa colère s'était calmée. S'il y rentrait aujourd'hui, demain il lui en faudrait sortir. Alors, pourquoi ne pas avaler ce gros chagrin tout de suite, puisque la chose était faite ? D'ailleurs, ces canailles avaient raison : pauvre il étaitvenu, pauvre il s'en allait. Mais, surtout, ce qui lui cassait la poitrine, ce qui le décidait à se résigner, c'était de se dire que la volonté de Françoise en mourant avait dû être que les choses fussent ainsi, du moment où elle ne lui avait pas légué son bien. Il abandonnait donc le projet d'agir immédiatement ; et, lorsque, dans le bercement de la marche, sa colère se rallumait, il n'en était plus qu'à jurer de traîner les Buteau en justice, pour se faire rendre sa part, la moitié de tout ce qui tombait dans la communauté. On verrait s'il se laisserait dépouiller comme un capon !

Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. Un raisonnement intérieur, dont il n'avait eu que la demi-conscience, l'amenait à la ferme, comme à un refuge. Et, en effet, s'il ne voulait pas quitter le pays, n'était-ce pas là qu'on lui donnerait le moyen d'y rester, le logement et du travail ? Hourdequin l'avait toujours estimé, il ne doutait point d'être accueilli sur l'heure.

Mais, de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l'inquiéta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. Le matin, descendue avant la servante, la jeune femme avait trouvé, au pied de l'escalier, la trappe de la cave ouverte, cette trappe placée si dangereusement ; et Hourdequin était au fond, mort, les reins cassés à l'angle d'une marche. Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. Maintenant, le corps du fermier gisait sur un matelas, dans la salle à manger, tandis que, dans la cuisine, Jacqueline se désespérait, la face décomposée, sans une larme.

Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d'une voix étranglée.

Je l'avais bien dit, je voulais qu'on le changeât de place, ce trou !... Mais qui donc a pu le laisser ouvert ? Je suis certaine qu'il était fermé hier soir, quand je suis montée... Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête.

Le maître est descendu avant vous ? demanda Jean, que l'accident stupéfiait.

Oui, le jour pointait à peine... Je dormais. Il m'a semblé qu'une voix l'appelait d'en bas. J'ai dû rêver... Souvent, il se levait de la sorte, descendait toujours sans lumière, pour surprendre les serviteurs au saut du lit... Il n'aura pas vu le trou, il sera tombé. Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte ? Ah ! j'en mourrai !

Jean, qu'un soupçon venait d'effleurer, l'écarta aussitôt. Elle n'avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère.

C'est un grand malheur, murmura-t-il.

Oh ! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi !

Elle s'affaissa sur une chaise, accablée, comme si les murs croulaient autour d'elle. Le maître qu'elle comptait épouser enfin ! le maître qui avait juré de lui tout laisser par testament ! Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. Et elle n'aurait pas même des gages, le fils allait revenir, la jetterait dehors à coups de botte, comme il l'avait promis. Rien ! quelques bijoux et du linge, ce qu'elle avait sur la peau ! Un désastre, un écrasement !

Ce que Jacqueline ne disait pas, n'y songeant plus, c'était le renvoi du berger Soulas, qu'elle avait obtenu la veille. Elle l'accusait d'être trop vieux, de ne point suffire, enragée de le trouver sans cesse derrière son dos, à l'espionner ; et Hourdequin, bien que n'étant pas de son avis, avait cédé, tellement il pliait sous elle maintenant, dompté, réduit à lui acheter des nuits heureuses par une soumission d'esclave. Soulas, congédié avec de bonnes paroles et des promesses, regardait le maître fixement de ses yeux pâles. Puis, lentement, il s'était mis à lâcher son paquet sur la garce, cause de son malheur : la galopée des mâles, Tron après tant d'autres, et l'histoire de ce dernier, et le rut insolent, impudent, à la connaissance de tous ; si bien que, dans le pays, on disait que le maître devait aimer ça, les restes de valet. Vainement, le fermier, éperdu, tâchait de l'interrompre, car il tenait à son ignorance, il ne voulait plus savoir, dans la terreur d'être forcé de la chasser : le vieux était allé jusqu'au bout, sans omettre une seule des fois qu'il les avait surpris, méthodique, le cœur peu à peu soulagé, vidé de sa longue rancune. Jacqueline ignorait cette délation, Hourdequin s'étant sauvé à travers champs, avec la crainte de l'étrangler, s'il la revoyait ; ensuite, au retour, il avait simplement renvoyé Tron, sous le prétexte qu'il laissait la cour dans un état de saleté épouvantable. Alors, elle avait bien eu un soupçon ; mais elle ne s'était pas risquée à défendre le vacher, obtenant qu'il coucherait encore cette nuit-là, comptant arranger l'affaire le lendemain, pour le garder. Et tout cela, à cette heure, restait trouble, dans le coup du destin qui détruisait ses dix années de laborieux calculs.

Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. Elle ne l'avait pas revu depuis la veille, les autres domestiques erraient par la ferme, inoccupés, anxieux. Quand elle aperçut le Percheron, cette grande bête à la chair d'enfant, elle eut un cri, rien qu'à la façon oblique dont il entrait.

C'est toi qui as ouvert la trappe !

Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes.

C'est toi qui as ouvert la trappe et qui l'as appelé, pour qu'il fit la culbute !

Saisi de cette scène, Jean s'était reculé. Ni l'un ni l'autre, d'ailleurs, ne semblaient plus le savoir là, dans la violence des passions qui les agitaient. Tron, sourdement, la tête basse, avouait.

Oui, c'est moi... Il m'avait renvoyé, je ne t'aurais plus vue, ça ne se pouvait pas... Et puis, déjà, j'avais songé que, s'il mourait, nous serions libres d'être ensemble.

Elle l'écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Lui, en grognements satisfaits, lâchait ce qui avait roulé au fond de son crâne dur, une jalousie humble et féroce de serviteur contre le maître obéi, un plan sournois de crime, pour s'assurer la possession de cette femme, qu'il voulait à lui seul.

Le coup fait, j'ai cru que tu serais contente... Si je ne t'en ai rien dit, c'était dans l'idée de ne pas te causer de la gêne... Et alors, maintenant qu'il n'est plus là, je viens te prendre, pour nous en aller et nous marier.

Jacqueline, la voix brutale, éclata.

Toi ! mais je ne t'aime pas, je ne te veux pas !... Ah ! tu l'as tué pour m'avoir ! Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. Une bêtise pareille, avant qu'il m'épouse et qu'il fasse le testament !... Tu m'as ruinée, tu m'as ôté le pain de la bouche. C'est à moi que tu as cassé les os, hein ? brute, comprends-tu ?... Et tu crois que je vais te suivre ! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi ?

A son tour, il l'écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu.

Parce que j'ai plaisanté, parce que nous avons pris du plaisir ensemble, tu t'imagines que tu vas m'embêter toujours... Nous marier ! ah, non ! ah, non ! j'en choisirais un plus malin, si j'avais l'envie d'un homme... Tiens ! va-t'en, tu me rends malade... Je ne t'aime pas, je ne te veux pas. Va-t'en !

Une colère le secoua. Quoi donc ? il aurait tué pour rien. Elle était à lui, il l'empoignerait par le cou et l'emporterait.

T'es une fière gueuse, gronda-t-il. Ça n'empêche que tu vas venir. Autrement, je te règle ton compte, comme à l'autre.

La Cognette marcha sur lui, les poings serrés.

Essaye voir !

Il était bien fort, gros et grand, et elle était bien faible, avec sa taille mince, son corps fin de jolie fille. Mais ce fut lui qui recula, tant elle lui sembla effrayanteles dents prêtes à mordre, les regards aigus, luisants comme des couteaux.

C'est fini, va-t'en !... Plutôt que d'aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d'homme... Va-t'en, va-t'en, va-t'en !

Et Tron s'en alla, à reculons, dans une retraite de bête carnassière et lâche, cédant à la crainte, remettant sournoisement sa vengeance. Il la regarda, il dit encore.

Morte ou vivante, j'aurai ta peau !

Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. Puis, se retournant, frémissante, elle ne s'étonna point de voir Jean, elle s'écria dans un élan de franchise :

Ah ! la canaille, ce que je le ferais pincer par les gendarmes, si je ne craignais d'être emballée avec lui !

Jean restait glacé. Une réaction nerveuse se produisait, d'ailleurs, chez la jeune femme : elle étouffa, elle tomba dans ses bras, en sanglotant, en répétant qu'elle était malheureuse, oh ! malheureuse, bien malheureuse ! Ses larmes coulaient sans fin, elle voulait être plainte, être aimée, elle s'attachait à lui, comme si elle avait désiré que celui-ci l'emportât et la gardât. Et il commençait à être très ennuyé, lorsque le beau-frère du mort, le notaire Baillehache, qu'un valet de la ferme était allé prévenir, sauta de son cabriolet, dans la cour. Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir.

Jean, qui s'était échappé de la cuisine, se retrouva en plaine rase, sous un ciel pluvieux de mars. Mais il ne voyait rien, bouleversé par cette histoire, dont le frissons'ajoutait au chagrin de son malheur à lui. Il avait son compte de malchance, un égoïsme lui faisait hâter le pas, malgré son apitoiement sur le sort de son ancien maître Hourdequin. Ce n'était guère son rôle de vendre la Cognette et son galant, la justice n'avait qu'à ouvrir l'œil. Deux fois, il se retourna, croyant qu'on le rappelait, comme s'il se fût senti complice. Devant les premières maisons de Rognes seulement, il respira ; et il se disait, maintenant, que le fermier était mort de son péché, il songeait à cette grande vérité que, sans les femmes, les hommes seraient beaucoup plus heureux. Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l'étranglait.

Lorsqu'il se revit devant le village, Jean se rappela qu'il était allé à la ferme pour y demander du travail. Tout de suite, il s'inquiéta, il chercha où il pourrait frapper à cette heure, et la pensée lui vint que les Charles avaient besoin d'un jardinier, depuis quelques jours. Pourquoi n'irait-il pas s'offrir ? Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. Immédiatement, il se rendit à Roseblanche.

Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l'introduisit. Justement, Elodie versait le café, et monsieur Charles, ayant fait asseoir le cousin, voulut qu'il en prit une tasse. Celui-ci accepta, bien qu'il n'eût rien mangé depuis la veille : il avait l'estomac trop serré, ça le secouerait un peu. Mais, quand il se vit à cette table, avec ces bourgeois, il n'osa plus demander la place de jardinier. Tout à l'heure, dès qu'il trouverait un biais. Madame Charles s'était mise à le plaindre, à pleurer la mort de cette pauvre Françoise, et il s'attendrissait. Sans doute, la famille croyait qu'il venait lui faire ses adieux.

Puis, la servante ayant annoncé les Delhomme, le père et le fils, Jean fut oublié.

Faites entrer et donnez deux autres tasses.

C'était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. Au sortir du cimetière, Nénesse les avait accompagnés jusqu'à Roseblanche ; et, tandis que madame Charles rentrait avec Elodie, il avait retenu monsieur Charles, il s'était carrément présenté comme acquéreur du 19, si l'on tombait d'accord. A l'entendre, la maison, qu'il connaissait, serait vendue un prix ridicule ; Vaucogne n'en trouverait pas cinq mille francs, tellement il l'avait laissée déchoir ; tout y était à changer, le mobilier défraîchi, le personnel choisi sans goût, si défectueux, que la troupe elle-même allait ailleurs. Pendant près de vingt minutes, il avait ainsi déprécié l'établissement, étourdissant son oncle, le stupéfiant de son entente de la partie, de sa science à marchander, des dons extraordinaires qu'il montrait pour son jeune âge. Ah ! le gaillard ! en voilà un qui aurait l'œil et la poigne ! Et Nénesse avait dit qu'il reviendrait, accompagné de son père, après le déjeuner, afin de causer sérieusement.

En rentrant, monsieur Charles s'en entretint avec madame Charles qui, à son tour, s'émerveilla de trouver tant de moyens chez ce garçon. Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités ! Il fallait jouer serré, pour n'être pas fichu dedans par le jeune homme. C'était la dot d'Elodie qu'il s'agissait de sauver du désastre. Au fond de leur crainte cependant, il y avait une sympathie invincible, un désir de voir le 19, même à perte, aux mains habiles et vigoureuses d'un maître quilui rendrait son éclat. Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent-ils d'une façon très cordiale.

Vous allez prendre du café, hein ?... Elodie, offre le sucre.

Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. Rasé de frais, la face cuite et immobile, Delhomme ne lâchait pas un mot, dans une réserve diplomatique ; tandis que Nénesse, en toilette, souliers vernis, gilet à palmes d'or, cravate mauve, se montrait très à l'aise, souriant, séduisant. Lorsque Elodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie.

Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre.

Elle rougit davantage, elle ne sut que répondre, tant cette parole d'un garçon aimable la bouleversait dans son innocence.

Le matin, Nénesse, en finaud, n'avait risqué que la moitié de l'affaire. Depuis l'enterrement, où il avait aperçu Elodie, son plan s'était élargi tout d'un coup : non seulement il aurait le 19, mais il voulait aussi la jeune fille. L'opération était simple. D'abord, rien à débourser, il ne la prendrait qu'avec la maison en dot ; ensuite, si elle ne lui apportait actuellement que cette dot compromise, plus tard elle hériterait des Charles, une vraie fortune. Et c'était pourquoi il avait amené son père, résolu à faire immédiatement sa demande.

Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bienfleuri, mais la fleur tiendrait-elle ? On finissait de boire le café, la conversation tomba.

Ma mignonne, dit brusquement monsieur Charles à Elodie, tu devrais aller faire un tour au jardin.

Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme.

Pardon, mon oncle, interrompit Nénesse, si c'était un effet de votre bonté que ma cousine restât avec nous... J'ai à vous parler de quelque chose qui l'intéresse ; et, n'est-ce pas ? vaut toujours mieux terminer les affaires d'un coup que de s'y reprendre à deux fois.

Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé.

C'est donc pour vous dire que je serais très heureux d'épouser ma cousine, si vous y consentiez et si elle y consentait elle-même.

La surprise fut grande. Mais Elodie surtout en parut révolutionnée, à ce point que, quittant sa chaise, elle se jeta au cou de madame Charles, dans un effarement de pudeur qui empourprait ses oreilles ; et sa grand-mère s'épuisait à la calmer.

Voyons, voyons, mon petit lapin, c'est trop, sois donc raisonnable !... On ne te mange pas, parce qu'on te demande en mariage... Ton cousin n'a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête.

Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure.

Mon Dieu ! mon garçon, finit par déclarer monsieur Charles, je ne m'attendais pas à ta demande. Peut-être aurait-il mieux valu m'en parler d'abord, car tu vois comme notre chérie est sensible... Mais, quoi qu'il arrive, sois certain que je t'estime, car tu me sembles un bon sujet et un travailleur.

Delhomme, dont pas un trait n'avait bougé jusque-là, lâcha deux mots.

Pour sûr !

Et Jean, comprenant qu'il devait être poli, ajouta :

Ah ! oui, par exemple !

Monsieur Charles se remettait, et déjà il avait réfléchi que Nénesse n'était pas un mauvais parti, jeune, actif, fils unique de paysans riches. Sa petite-fille ne trouverait pas mieux. Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il :

Ça regarde l'enfant. Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra.

Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande.

Ma cousine, si vous voulez bien me faire l'honneur et le plaisir...

Elle avait toujours le visage enfoui dans le sein de sa grand-mère, mais elle ne le laissa pas achever, elle accepta d'un signe de tête énergique, répété trois fois, en enfonçant sa tête davantage. Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. Elle aimait donc ce garçon, qu'elle avait si peu vu ? ou bienétait-ce qu'elle en désirait un, n'importe lequel, pourvu qu'il fût joli homme ?

Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant :

Pauvre chérie ! pauvre chérie !

Eh bien ! reprit monsieur Charles, puisque ça lui va, ça nous va.

Mais une pensée venait de l'assombrir. Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret.

Naturellement, mon brave, nous abandonnons l'autre chose, la chose que tu m'as proposée ce matin.

Nénesse s'étonna.

Pourquoi donc ?

Comment, pourquoi ? Mais parce que... voyons... tu comprends bien !... Nous ne l'avons pas laissée jusqu'à vingt ans chez les dames de la Visitation pour que... enfin, c'est impossible !

Il clignait les yeux, il tordait la bouche, voulant se faire entendre, craignant d'en trop dire. La petite là-bas, rue aux Juifs ! une demoiselle qui avait reçu tant d'instruction ! une pureté si absolue, élevée dans l'ignorance de tout !

Ah ! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire... Je me marie pour m'établir, je veux ma cousine et la maison.

La confiserie ! s'écria madame Charles.

Et, ce mot lancé, la discussion s'en empara, le répéta à dix reprises. La confiserie, allons ! était-ce raisonnable ? Le jeune homme et son père s'entêtaient à l'exiger comme dot, disaient qu'on ne pouvait pas lâcher ça, que c'était la vraie fortune de la future ; et ils prenaient à témoin Jean, qui en convenait d'un hochement du menton. Enfin, ils finirent tous par crier, ils s'oubliaient, précisaient, donnaient des détails crus, lorsqu'un incident inattendu les fit taire.

Lentement, Elodie venait enfin de dégager sa tête, et elle se leva, de son air de grand lis poussé à l'ombre, avec sa pâleur mince de vierge chlorotique, ses yeux vides, ses cheveux incolores. Elle les regarda, elle dit tranquillement :

Mon cousin a raison, on ne peut pas lâcher ça.

Ahurie, madame Charles bégayait :

Mais, mon petit lapin, si tu savais...

Je sais... Il y a beau temps que Victorine m'a tout dit, Victorine, la bonne qu'on a renvoyée, à cause des hommes... Je sais, j'y ai réfléchi, je vous jure qu'on ne peut pas lâcher ça.

Une stupeur avait cloué les Charles. Leurs yeux s'étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. Eh quoi ! elle connaissait le 19, ce qu'on y faisait, ce qu'on y gagnait, le métier enfin, et elle en parlait avec cette sérénité ! Ah ! l'innocence, elle touche à tout sans rougir !

On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. C'est trop bon, ça rapporte trop... Et puis, une maison que vous avezfaite, où vous avez travaillé si fort, est-ce que ça doit sortir de la famille ?

Monsieur Charles en fut bouleversé. Dans son saisissement, montait une émotion indicible, qui lui partait du cœur et le serrait à la gorge. Il s'était levé, il chancela, s'appuya sur madame Charles, debout elle aussi, suffoquée et tremblante. Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d'une voix éperdue.

Oh ! chérie, oh ! chérie... Non, non, chérie...

Mais les yeux d'Elodie se mouillaient, elle baisa la vieille alliance de sa mère, qu'elle portait au doigt, cette alliance usée là-bas, dans le travail.

Si, si, laissez-moi suivre mon idée... Je veux être comme maman. Ce qu'elle a fait, je peux le faire. Il n'y a pas de déshonneur, puisque vous l'avez fait vous-mêmes... Ça me plaît beaucoup, je vous assure. Et vous verrez si j'aiderai mon cousin, si nous relèverons promptement la maison, à nous deux ! Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas !

Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. L'attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Sans doute, ils ne l'avaient pas élevée dans cette idée ; seulement, que faire, quand le sang parle ? Ils reconnaissaient le cri de la vocation. Absolument la même histoire que pour Estelle : elle aussi, ils l'avaient enfermée chez les dames de la Visitation, ignorante, pénétrée des principes les plus rigides de la morale ; et elle n'en était pas moins devenue une maîtresse de maison hors ligne. L'éducation ne signifiait rien, c'était l'intelligence qui décidait de tout. Mais la grosse émotiondes Charles, les larmes dont ils débordaient sans pouvoir les arrêter, venaient plus encore de cette pensée glorieuse que le 19, leur œuvre, leur chair, allait être sauvé de la ruine. Elodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Et ils le voyaient déjà restauré, rentré dans la faveur publique, étincelant, tel enfin qu'il brillait sur Chartres, aux plus beaux jours de leur règne.

Lorsque monsieur Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras.

Ton père nous a causé bien des soucis, tu nous consoles de tout, mon ange !

Madame Charles l'étreignit également, ils ne firent plus qu'un groupe, leurs pleurs se confondirent.

C'est donc une affaire entendue ? demanda Nénesse, qui voulait un engagement.

Oui, c'est entendu.

Delhomme rayonnait, en père enchanté d'avoir casé son fils, d'une façon inespérée. Dans sa prudence, il s'agita, il exprima son opinion.

Ah ! bon sang ! s'il n'y a jamais de regret de votre côté, il n'y en aura point du nôtre... Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. Quand on gagne, ça marche toujours.

Ce fut sur cette conclusion qu'on se rassit pour causer des détails, tranquillement.

Mais Jean comprit qu'il gênait. Lui-même, au milieu de ces effusions, était embarrassé de sa personne, et il seserait échappé plus tôt, s'il avait su comment sortir. Il finit par emmener monsieur Charles à l'écart, il parla de la place de jardinier. La face digne de monsieur Charles devint sévère : une situation chez lui à un parent, jamais ! On ne tire rien de bon d'un parent, on ne peut pas taper dessus. D'ailleurs, la place était donnée depuis la veille. Et Jean s'en alla, pendant qu'Elodie, de sa voix blanche de vierge, disait que, si son papa faisait le méchant, elle se chargeait de le mettre à la raison.

Dehors, il marcha d'un pas ralenti, ne sachant plus où frapper pour avoir du travail. Sur les cent vingt-sept francs, il avait déjà payé l'enterrement de sa femme, la croix et l'entourage, au cimetière. Il lui restait à peine la moitié de la somme, il irait toujours trois semaines avec ça, ensuite il verrait bien. La peine ne l'effrayait point, son unique souci venait de l'idée de ne pas quitter Rognes, à cause de son procès. Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. Longtemps il battit la campagne, la tête barbouillée de rêvasseries confuses, retournant à la Borderie, retournant chez les Charles. Partout la même histoire, l'argent et la femelle, on en mourait et on en vivait. Rien d'étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. Une faiblesse lui cassait les jambes, il songea qu'il n'avait pas mangé encore, il retourna vers le village, décidé à s'installer chez Lengaigne, qui louait des chambres. Mais, comme il traversait la place de l'Eglise, la vue de la maison dont on l'avait chassé le matin, lui ralluma le sang. Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote ? C'était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille.

La nuit tombait, Jean eut peine à distinguer le père Fouan, assis sur le banc de pierre. Il arrivait devant la porte de la cuisine, où brûlait une chandelle, lorsque Buteau le reconnut et s'élança pour lui barrer le passage.

Nom de Dieu ! c'est encore toi... Qu'est-ce que tu veux ?

Je veux mes deux pantalons et ma redingote.

Une querelle atroce éclata. Jean s'obstinait, demandait à fouiller dans l'armoire ; tandis que Buteau, qui avait pris une serpe, jurait de lui ouvrir la gorge, s'il passait le seuil. Enfin, on entendit la voix de Lise, à l'intérieur, crier :

Ah ! va, faut les lui rendre, ses guenilles !... Tu ne mettrais pas ça, il est pourri !

Les deux hommes se turent. Jean attendit. Mais, derrière son dos, sur le banc de pierre, le père Fouan, rêva, la tête perdue, bégayant de sa voix empâtée :

Fous donc le camp ! ils te saigneront, comme ils ont saigné la petite !

Ce fut un éblouissement. Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette. Il avait déjà un soupçon, il ne douta plus qu'elle n'eût sauvé sa famille de la guillotine. La peur le prenait aux cheveux, et il ne trouvait pas un cri, pas un geste, quand il reçut, au travers de la figure, les pantalons et la redingote que Lise lui jetait par la porte ouverte, à la volée.

Tiens ! les v'là, tes saletés !... Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste !

Alors, il les ramassa, il s'en alla. Et, sur la route seulement, lorsqu'il fut sorti de la cour, il brandit le poing vers la maison, en criant un seul mot, qui troua le silence.

Assassins !

Puis, il disparut dans la nuit noire.

Buteau était resté saisi, car il avait entendu la phrase grognée en rêve par le père Fouan, et le mot de Jean venait de l'atteindre en plein corps, ainsi qu'une balle. Quoi donc ? les gendarmes allaient-ils s'en mêler, à présent qu'il croyait l'affaire ensevelie avec Françoise ? Depuis qu'il l'avait vu descendre dans la terre, le matin, il respirait, et voilà que le vieux savait tout ! Est-ce qu'il faisait la bête, pour les guetter ? Cela acheva d'angoisser Buteau, il en rentra si malade, qu'il laissa la moitié de son assiette de soupe. Lise, mise au courant, grelottante, ne mangea pas non plus.

Tous deux s'étaient fait une fête de cette première nuit passée dans la maison reconquise. Elle fut abominable, la nuit de malheur. Ils avaient couché Laure et Jules sur un matelas, devant la commode, en attendant de les installer autre part ; et les enfants ne dormaient pas encore, qu'eux-mêmes s'étaient mis au lit, soufflant la chandelle. Mais impossible de fermer l'œil, ils se retournaient comme sur un gril brûlant, ils finirent par causer à demi-voix. Ah ! ce père, qu'il pesait donc lourd, depuis qu'il tombait en enfance ! une vraie charge, à leur casser les reins, tant il coûtait ! On ne s'imaginait pas ce qu'il avalait de pain, et glouton, prenant la viande à pleins doigts, renversant le vin dans sa barbe, si malpropre, qu'on avait mal au cœur rien que de le voir. Avec ça,maintenant, il s'en allait toujours déculotté, on l'avait surpris en train de se découvrir devant des petites filles. Une manie de vieille bête finie, une fin dégoûtante pour un homme qui n'était pas plus cochon qu'un autre, dans son temps. Vrai ! c'était à l'achever d'un coup de pioche, puisqu'il ne se décidait pas à partir de lui-même !

Quand on songe qu'il tomberait, si l'on soufflait dessus ! murmura Buteau. Et il dure, il s'en fout pas mal, de nous gêner ! Ces bougres de vieux, moins ça fiche, moins ça gagne, et plus ça se cramponne !... Il ne claquera jamais, celui-là.

Lise, sur le dos, dit à son tour :

C'est mauvais qu'il soit rentré ici... Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail... Moi, si j'avais eu à prier le bon Dieu, je lui aurais demandé de ne pas le laisser coucher une seule nuit dans la maison.

Ni l'un ni l'autre n'abordaient leur vrai souci, l'idée que le père savait tout et qu'il pouvait les vendre, même innocemment. Ça, c'était le comble. Qu'il fût une dépense, qu'il les encombrât, qu'il les empêchât de jouir à l'aise des titres de rente volés, ils l'avaient supporté longtemps. Mais qu'une parole de lui leur fit couper le cou, ah ! non, ça passait la permission. Fallait y mettre ordre.

Je vas voir s'il dort, dit Lise brusquement.

Elle ralluma la chandelle, s'assura du gros sommeil de Laure et de Jules, puis fila en chemise dans la pièce aux betteraves, où l'on avait rétabli le lit de fer du vieux. Quand elle revint, elle était frissonnante, les pieds glacéspar le carreau, et elle se refourra sous la couverture, se serra contre son homme, qui la prit entre ses bras, pour la réchauffer.

Eh bien ?

Eh bien ! il dort, il a la bouche ouverte comme une carpe, à cause qu'il étouffe.

Un silence régna, mais ils avaient beau se taire, dans leur étreinte, ils entendaient leurs pensées battre sous leur peau. Ce vieux qui suffoquait toujours, c'était si facile de le finir : un rien dans la gorge, un mouchoir, les doigts seulement, et l'on en serait délivré. Même, ce serait un vrai service à lui rendre. Est-ce qu'il ne valait pas mieux dormir tranquille au cimetière, que d'être à charge aux autres et à soi ?

Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Maintenant, tous deux brûlaient, comme si un désir leur eût allumé le sang des veines. Il la lâcha tout d'un coup, sauta à son tour pieds nus sur le carreau.

Je vas voir aussi.

La chandelle au poing, il disparut, tandis qu'elle, retenant sa respiration, écoutait, les yeux grands ouverts dans le noir. Mais les minutes s'écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. A la fin, elle l'entendit revenir sans lumière, avec le frôlement mou de ses pieds, si oppressé, qu'il ne pouvait contenir le ronflement de son haleine. Et il s'avança jusqu'au lit, il tâta pour l'y retrouver, lui souffla dans l'oreille :

Viens donc, j'ose pas tout seul.

Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. Mais elle éclairait assez pour qu'on le distinguât, allongé sur le dos, la tête glissée de l'oreiller. Il était si raidi, si décharné par l'âge, qu'on l'aurait cru mort, sans le râle pénible qui sortait de sa bouche largement ouverte. Les dents manquaient, il y avait là un trou noir, où les lèvres semblaient rentrer, un trou sur lequel tous les deux se penchèrent, comme pour voir ce qu'il restait de vie au fond. Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. Mais leurs bras mollissaient, c'était très facile et si lourd pourtant, de prendre n'importe quoi, de boucher le trou. Ils s'en allèrent, ils revinrent. Leur langue sèche n'aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. D'un regard, elle lui avait montré l'oreiller : allons donc ! qu'attendait-il ? Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. Brusquement, Lise exaspérée empoigna l'oreiller, le tapa sur la face du père.

Bougre de lâche ! faut donc que ce soit toujours les femmes !

Alors, Buteau se rua, pesa de tout le poids de son corps, pendant qu'elle, montée sur le lit, s'asseyait, enfonçait sa croupe nue de jument hydropique. Ce fut un encagement, l'un et l'autre foulaient, des poings, des épaules, des cuisses. Le père avait eu une secousse violente, ses jambes s'étaient détendues avec des bruits de ressorts cassés. On aurait dit qu'il sautait, pareil à un poisson jeté sur l'herbe. Mais ce ne fut pas long. Ils le maintenaient trop rudement, ils le sentirent sous eux quis'aplatissait, qui se vidait de l'existence. Un long frisson, un dernier tressaillement, puis rien du tout, quelque chose d'aussi mou qu'une chiffe.

Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé.

Lise, toujours assise, en tas, ne dansait plus, se recueillait, pour voir si aucun frémissement de vie ne lui répondait dans la peau.

Ca y est, rien ne grouille.

Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l'oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur.

Nom de Dieu ! il est tout noir, nous sommes foutus !

En effet, pas possible de raconter qu'il s'était mis lui-même en un pareil état. Dans leur rage à le pilonner, ils lui avaient fait rentrer le nez au fond de la bouche ; et il était violet, un vrai nègre. Un instant, ils sentirent le sol vaciller sous eux : ils entendaient le galop des gendarmes, les chaînes de la prison, le couteau de la guillotine. Cette besogne mal faite les emplissait d'un regret épouvanté. Comment le raccommoder, à cette heure ? On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. Et ce fut l'angoisse de le voir couleur de suie qui leur inspira une idée.

Si on le brûlait, murmura Lise.

Buteau, soulagé, respira fortement.

C'est ça, nous dirons qu'il s'est allumé lui-même.

Puis, la pensée des titres lui étant venue, il tapa des mains, tout son visage s'éclaira d'un rire triomphant.

Ah ! nom de Dieu ! ça va, on leur fera croire qu'il a flambé les papiers avec lui... Pas de compte à rendre !

Tout de suite, il courut chercher la chandelle. Mais elle, qui avait peur de mettre le feu, ne voulut pas d'abord qu'il l'approchât du fit. Des liens de paille se trouvaient dans un coin, derrière les betteraves ; et elle en prit un, elle l'enflamma, commença par griller les cheveux et la barbe du père, très longue, toute blanche. Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. Soudain, ils se rejetèrent en arrière, béants, comme si une main froide les avait tirés par les cheveux. Dans l'abominable souffrance des brûlures, le père, mal étouffé, venait d'ouvrir les yeux, et ce masque atroce, noir, au grand nez cassé, à la barbe incendiée, les regardait. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut.

Affolé déjà, Buteau poussa un rugissement de fureur, lorsqu'il entendit éclater des sanglots à la porte. C'étaient les deux petits, Laure et Jules, en chemise, réveillés par le bruit, attirés par cette grosse clarté, dans cette chambre ouverte. Ils avaient vu, ils hurlaient d'effroi.

Nom de Dieu de vermines ! cria Buteau en se précipitant sur eux, si vous bavardez, je vous étrangle... V'là pour vous souvenir !

D'une paire de gifles, il les avait jetés par terre. Ils se ramassèrent, sans une larme, ils coururent se pelotonner sur leur matelas, où ils ne bougèrent plus.

Et lui, voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. Puis, des flammes s'élancèrent, grandirent jusqu'au plafond. Le père craquait là-dedans, et l'insupportable odeur augmentait, l'odeur des chairs cuites. Toute la vieille demeure aurait flambé comme une meule, si la paille ne s'était pas remise à fumer sous le bouillonnement du corps. Il n'y eut plus, sur les traverses du lit de fer, que ce cadavre à demi calciné, défiguré, méconnaissable. Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore.

Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau.

Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses.

Il posa au chevet une chaise, d'où il renversa la chandelle du vieux, pour faire croire qu'elle était tombée sur la paillasse. Même il eut la malignité d'enflammer du papier par terre. On trouverait les cendres, il raconterait que, la veille, le vieux avait découvert et gardé ses titres.

C'est fait, au lit !

Buteau et Lise coururent, se bousculèrent l'un derrière l'autre, se replongèrent dans leur lit. Mais les draps s'étaient glacés, ils se reprirent d'une étreinte violente, pour avoir chaud. Le jour se leva, qu'ils ne dormaient pas encore. Ils ne disaient rien, ils avaient des tressaillements, après lesquels ils entendaient leur cœur battre, à grands coups. C'était la porte de la chambre voisine, restée ouverte, qui les gênait ; et l'idée de lafermer les inquiétait davantage. Enfin, ils s'assoupirent, sans se lâcher.

Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. La Frimat et les autres femmes constatèrent la chandelle renversée, la paillasse à moitié détruite, les papiers réduits en cendre. Toutes criaient que ça devait arriver un jour, qu'elles l'avaient prédit cent fois, à cause de ce vieux tombé en enfance. Et une chance encore que la maison n'eût pas brûlé avec lui !

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