Deux jours après, le matin même où le père Fouan devait être enterré, Jean, las d'une nuit d'insomnie, s'éveilla très tard, dans la petite chambre qu'il occupait chez Lengaigne. Il n'était pas allé encore à Châteaudun, pour le procès, dont l'idée seule l'empêchait de quitter Rognes ; chaque soir, il remettait l'affaire au lendemain, hésitant davantage, à mesure que sa colère se calmait ; et c'était un dernier combat qui l'avait tenu éveillé, fiévreux, ne sachant quelle décision prendre.

Ces Buteau ! des brutes meurtrières, des assassins, dont un honnête homme aurait dû faire couper la tête ! A la première nouvelle de la mort du vieux, il avait bien compris le mauvais coup. Les gredins, parbleu ! venaient de le griller vif, pour l'empêcher de causer. Françoise, Fouan : de tuer l'une, ça les avait forcés de tuer l'autre. A qui le tour, maintenant ? Et il songeait que c'était son tour : on le savait dans le secret, on lui enverrait sûrement du plomb, au coin d'un bois, s'il s'obstinait à habiter le pays. Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite ? Il s'y décidait, il irait conter l'histoire aux gendarmes, dès son lever. Puis, l'hésitation le reprenait, une méfiance de cette grosse affaire où il serait témoin, une crainte d'en souffrir autant que les coupables. A quoi bon se créer des soucis encore ? Sans doute, ce n'était guère brave, mais il se donnait une excuse, il se répétait qu'en ne parlant pas, il obéissait à la volonté dernière de Françoise. Vingt foisdans la nuit, il voulut, il ne voulut plus, malade de ce devoir devant lequel il reculait.

Lorsque, vers neuf heures, Jean eut sauté du lit, il se trempa la tête dans une cuvette d'eau froide. Brusquement, il prit une résolution : il ne conterait rien, il ne ferait pas même de procès pour ravoir la moitié des meubles. Le jeu n'en vaudrait décidément pas la chandelle. Une fierté le remettait d'aplomb, content de ne point en être, de ces coquins, d'être l'étranger. Ils pouvaient bien se dévorer entre eux : un fameux débarras, s'ils s'avalaient tous ! La souffrance, le dégoût des dix années passées à Rognes, lui remontaient de la poitrine en un flot de colère. Dire qu'il était si joyeux, le jour où il avait quitté le service, après la guerre d'Italie, à l'idée de n'être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde ! Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. Dès son mariage, il en avait eu gros sur le cœur ; mais les voilà qui volaient, qui assassinaient, maintenant ! De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme ! Non, non ! c'était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne ! Pourquoi en faire traquer un couple, la femelle et le mâle, lorsqu'on aurait dû détruire la bande entière ? Il préférait partir.

A ce moment, un journal que Jean avait monté la veille du cabaret, lui retomba sous les yeux. Il s'était intéressé à un article sur la guerre prochaine, ces bruits de guerre qui circulaient et épouvantaient depuis quelques jours ; et ce qu'il ignorait encore au fond de lui, ce que la nouvelle y avait éveillé d'inconscient, toute une flamme mal éteinte, renaissante, se ralluma d'un coup. Sa dernièrehésitation à partir, la pensée qu'il ne savait où aller, en fut emportée, balayée comme par un grand souffle de vent. Eh donc ! il irait se battre, il se réengagerait. Il avait payé sa dette ; mais, quoi ? lorsqu'on n'a plus de métier, lorsque la vie vous embête et qu'on rage d'être taquiné par les ennemis, le mieux est encore de cogner sur eux. Tout un allégement, toute une joie sombre le soulevait. Il s'habilla, en sifflant fortement la sonnerie des clairons qui le menait à la bataille, en Italie. Les gens étaient trop canailles, ça le soulageait, l'espoir de démolir des Prussiens ; et, puisqu'il n'avait pas trouvé la paix dans ce coin, où les familles se buvaient le sang, autant valait-il qu'il retournât au massacre.

Plus il en tuerait, plus la terre serait rouge, et plus il se sentirait vengé, dans cette sacrée vie de douleur et de misère que les hommes lui avaient faite !

Lorsque Jean fut descendu, il mangea deux œufs et un morceau de lard, que Flore lui servit. Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte.

Vous partez, Caporal ?

Oui.

Vous partez, mais vous reviendrez ?

Non.

Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions. Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit ?

Et qu'est-ce que vous allez faire, à cette heure ? Peut-être bien que vous redevenez menuisier ?

Non, soldat.

Lengaigne, du coup, les yeux ronds de stupéfaction, ne put retenir un rire de mépris. Ah ! l'imbécile !

Jean avait déjà pris la route de Cloyes, lorsqu'un dernier attendrissement l'arrêta et lui fit remonter la côte. Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. Puis, c'était autre chose aussi, le désir de revoir une fois encore se dérouler la plaine immense, la triste Beauce, qu'il avait fini par aimer, dans ses longues heures solitaires de travail.

Derrière l'église, le cimetière s'ouvrait, enclos d'un petit mur à moitié détruit, si bas, que, du milieu des tombes, le regard allait librement d'un bout à l'autre de l'horizon. Un pâle soleil de mars blanchissait le ciel, voilé de vapeurs, d'une finesse de soie blanche, à peine avivée d'une pointe de bleu ; et, sous cette lumière douce, la Beauce, engourdie des froids de l'hiver, semblait s'attarder au sommeil, comme ces dormeuses qui ne dorment plus tout à fait, mais qui évitent de remuer, pour jouir de leur paresse. Les lointains se noyaient, la plaine en semblait élargie, étalant les carrés déjà verts des blés, des avoines et des seigles d'automne ; tandis que, dans les labours restés nus, on avait commencé les semaines de printemps. Partout, au milieu des mottes grasses, des hommes marchaient, avec le geste, l'envolée continue de la semence. On la voyait nettement, dorée, ainsi qu'une poussière vivante, s'échapper du poing des semeurs les plus proches. Puis, les semeurs se rapetissaient, se perdaient à l'infini, et elle les enveloppait d'une onde, elle ne semblait être, tout au loin, que la vibration même de lalumière. A des lieues, aux quatre points de l'étendue sans borne, la vie de l'été futur pleuvait dans le soleil.

Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. Elle était au milieu d'une rangée, et la fosse du père Fouan, ouverte, attendait à côté d'elle. Des herbes folles envahissaient le cimetière, jamais le conseil municipal ne s'était résigné à voter cinquante francs au garde champêtre, pour qu'il nettoyât. Des croix, des entourages, avaient pourri sur place ; quelques pierres rouillées résistaient ; mais le charme de ce coin solitaire était son abandon même, sa tranquillité profonde, que troublaient seuls les croassements des corbeaux très anciens, tournoyant à la pointe du clocher. On y dormait au bout du monde, dans l'humilité et l'oubli de tout. Et Jean, pénétré de cette paix de la mort, s'intéressait à la grande Beauce, aux semailles qui l'emplissaient d'un frisson de vie, lorsque la cloche se mit à sonner lentement, trois coups, puis deux autres, puis une volée. C'était le corps de Fouan qu'on levait et qui allait venir.

Le fossoyeur, un bancal, arriva en traînant la jambe, pour donner un regard à la fosse.

Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux de voir.

Ah ! ouiche, répondit le boiteux, ça l'a réduit, de se rôtir.

Les Buteau, l'avant-veille, avaient tremblé jusqu'à la visite du docteur Finet. Mais l'unique préoccupation du docteur était de signer vivement le permis d'inhumer, pour s'éviter des courses. Il vint, regarda, s'emporta contre la bêtise des familles qui laissent de la chandelleaux vieux dont la tête déménage ; et, s'il conçut un soupçon, il eut la prudence de ne pas l'exprimer. Mon Dieu ! ce père obstiné à vivre, quand on l'aurait grillé un peu ! Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. Dans son insouciance, faite de rancune et de mépris, il se contentait de hausser les épaules : sale race, que ces paysans !

Soulagés, les Buteau n'eurent plus qu'à soutenir le choc de la famille, prévu, attendu de pied ferme. Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. Elle les examinait, surprise, jugeant ça peu malin, de trop pleurer ; d'ailleurs, elle n'accourait que dans l'idée de se distraire, car elle n'avait rien à réclamer sur l'héritage. Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. Justement, celui-ci venait d'être nommé maire, à la place de Macqueron, ce qui gonflait sa femme d'un tel orgueil, qu'elle en claquait dans sa peau. Elle avait tenu son serment, son père était mort sans qu'elle se fût réconciliée ; et la blessure de sa susceptibilité saignait toujours, au point qu'elle demeura l'œil sec, devant le cadavre. Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. Il trempa le corps de ses larmes, il beugla que c'était un coup dont il ne se relèverait point.

Pourtant, dans la cuisine, Lise avait préparé des verres et du vin ; et l'on causa. Tout de suite, on mit en dehors les cent cinquante francs de rente provenant de la maison ; car il était convenu qu'ils resteraient à celui des enfants qui aurait eu soin du père, dans ses derniers jours. Seulement, il y avait le magot. Alors, Buteau conta son histoire, comment le vieux avait repris les titres sous lemarbre de la commode, et comment ça devait être en les regardant, pour le plaisir, la nuit, qu'il s'était allumé le pou du corps ; même qu'on avait retrouvé la cendre des papiers : du monde en ferait témoignage, la Frimat, la Bécu, d'autres. Pendant ce récit, tous le regardaient, sans qu'il se troublât, se tapant sur la poitrine, attestant la lumière du jour. Evidemment, la famille savait, et lui s'en fichait, pourvu qu'on ne le taquinât point et qu'il gardât l'argent. D'ailleurs, avec sa franchise de femme orgueilleuse, Fanny se soulagea, les traita d'assassins et de voleurs oui ! ils avaient flambé le père, ils l'avaient volé, ça sautait aux yeux ! Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. Ah ! on voulait leur faire arriver du mal ! et la soupe empoisonnée dont le vieux avait failli crever chez sa fille ? Ils en diraient long sur les autres, si l'on en disait sur eux. Jésus-Christ s'était remis à pleurer, à hurler de tristesse, en apprenant que de semblables forfaits étaient possibles. Nom de Dieu ! son pauvre père ! est-ce que, vraiment, il y avait des fils assez canailles pour rôtir leur père ! La Grande lâchait des mots, qui attisaient la querelle, quand ils étaient à bout de souffle. Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. Il avait désormais sa situation officielle à défendre, il était toujours du reste pour les solutions raisonnables. Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n'étaient pas à dire. On serait bien avancé, si les voisins entendaient. On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. Tous se turent : il avait raison, ça ne valait rien de laver son linge sale devant les juges. Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. Et il y avait encore, au fond ducrime accepté, du silence volontaire fait sur le meurtre et sur le vol, cette complicité des paysans avec les révoltés des campagnes, les braconniers, les tueurs de gardes-chasse, dont ils ont peur et qu'ils ne livrent pas.

La Grande demeura pour boire le café de la veillée, les autres partirent, impolis, comme on sort de chez des gens qu'on méprise. Mais les Buteau en riaient, du moment qu'ils tenaient l'argent, avec la certitude à cette heure de n'être plus tourmentés. Lise retrouva sa parole haute, et Buteau voulut faire les choses bien, commanda le cercueil, se rendit au cimetière s'assurer de la place où l'on creusait la fosse. Il faut dire qu'à Rognes les paysans qui se sont exécrés pendant leur vie, n'aiment pas à dormir côte à côte, quand ils sont morts. On suit les rangées, c'est au petit bonheur de la chance. Aussi, lorsque le hasard fait que deux ennemis meurent coup sur coup, cela cause-t-il de gros embarras à l'autorité, car la famille du second parle de le garder, plutôt que de le laisser mettre près de l'autre. Justement, du temps que Macqueron était maire, il avait abusé de sa situation pour s'acheter un terrain, en dehors du rang ; le malheur était que ce terrain touchait celui où se trouvait le père de Lengaigne, où Lengaigne lui-même avait sa place gardée ; et, depuis cette époque, ce dernier ne décolérait pas, sa longue lutte avec son rival s'en enrageait encore, la pensée que sa carcasse pourrirait à côté de la carcasse de ce bougre, lui gâtait le reste de son existence. Ce fut donc dans le même sentiment que Buteau s'emporta, dès qu'il eut inspecté le terrain échu à son père. Celui-ci aurait à sa gauche Françoise, ce qui allait bien ; seulement, la malchance voulait qu'à la rangéesupérieure, juste en face, se rencontrât la tombe de la défunte du père Saucisse, près de laquelle son homme s'était réservé un coin ; de sorte que ce filou de père Saucisse, quand il serait enfin crevé, aurait les pieds sur le crâne du père Fouan. Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute ? Deux vieux qui se détestaient, depuis la sale histoire de la rente viagère, et le coquin des deux, celui qui avait fichu l'autre dedans, lui danserait sur la tête pendant l'éternité ! Mais, nom de Dieu ! si la famille avait eu le mauvais cœur de tolérer ça, les os du père Fouan se seraient retournés entre leurs quatre planches, contre ceux du père Saucisse ! Tout bouillant de révolte, Buteau descendit tempêter à la mairie, tomba sur Delhomme, pour le forcer, maintenant qu'il était le maître, à désigner un autre terrain. Puis, comme son beau-frère refusait de sortir de l'usage, en alléguant le déplorable exemple de Macqueron et de Lengaigne, il le traita de capon, de vendu, il gueula du milieu de la route que lui seul était un bon fils, puisque les autres de la famille se foutaient de savoir si le père serait à l'aise ou non dans la terre. Il ameutait le village, il rentra, indigné.

Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. L'abbé Madeline était parti l'avant-veille, et Rognes, de nouveau, se trouvait sans prêtre. L'essai d'en nourrir un à demeure, ce luxe coûteux d'une paroisse, avait en somme si mal réussi, que le conseil municipal s'était prononcé pour la suppression du crédit et le retour à l'ancien état, l'église simplement desservie par le curé de Bazoches-le-Doyen. Mais l'abbé Godard, bien que monseigneur l'eût raisonné, jurait de ne jamais y rapporter le bon Dieu, exaspéré du départ de soncollègue, accusant les habitants de l'avoir à moitié assassiné, ce pauvre homme, dans le but unique de le forcer, lui, à revenir. Déjà, il criait partout que Bécu pourrait sonner la messe jusqu'aux vêpres, le dimanche suivant, lorsque la mort brusque de Fouan avait compliqué la situation, passée du coup à l'état aigu. Un enterrement, ce n'est point comme une messe, ça ne se garde pas pour plus tard. Heureux au fond de la circonstance, malicieux dans son bon sens, Delhomme prit le parti de se rendre en personne à Bazoches, près du curé. Dès que ce dernier l'aperçut, ses tempes se gonflèrent, son visage noircit, il le repoussa du geste, sans lui laisser ouvrir la bouche. Non ! non ! non ! Plutôt y perdre sa cure ! Et, quand il apprit que c'était pour un convoi, il en bégaya de fureur. Ah ! ces païens faisaient exprès de mourir, ah ! ils croyaient de la sorte l'obliger à céder : eh bien ! ils s'enfouiraient tout seuls, ce ne serait fichtre pas lui qui les aiderait à monter au ciel ! Paisiblement, Delhomme attendait que ce premier flot fût passé ; puis, il exprima des idées, on ne refusait l'eau bénite qu'aux chiens, un mort ne pouvait rester sur les bras de sa famille ; enfin, il fit valoir des raisons personnelles, le mort était son beau-père, le beau-père du maire de Rognes. Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Non ! non ! non ! L'abbé Godard se débattait, s'étranglait, et le paysan, tout en espérant que la nuit lui porterait conseil, dut le quitter sans l'avoir fléchi.

Je vous dis que non ! lui jeta une dernière fois le prêtre, de sa porte. Ne faites pas sonner... Non ! mille fois non !

En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. On ne se fâchait pas, on souriait de la colère de l'abbé, qu'on excusait ; car il était naturel qu'il fût malheureux de sa défaite, de même que tous s'égayaient de la victoire de Rognes. Une satisfaction goguenarde épanouissait les visages, d'avoir eu le dernier mot avec le bon Dieu. On l'avait bien forcé à le rapporter, son bon Dieu, dont on se fichait au fond.

La messe finie, l'aspersoir passa de main en main, puis le cortège se reforma : la croix, les chantres, Clou et son trombone, le curé suffoquant de sa hâte, le corps porté par quatre paysans, la famille, puis la queue du monde. Bécu s'était remis à sonner si fort, que les corbeaux du clocher s'envolèrent, avec des croassements de détresse. Tout de suite, on entra dans le cimetière, il n'y avait que le coin de l'église à tourner. Les chants et la musique éclatèrent plus sonores, au milieu du grand silence, sous le soleil voilé de vapeurs, qui chauffait la paix frissonnante des herbes folles. Et, ainsi baigné de plein air, le cercueil apparut brusquement d'une telle petitesse, que tous en furent frappés. Jean, demeuré là, en éprouva un saisissement. Ah ! le pauvre vieux si décharné par l'âge, si réduit par la misère de la vie, à l'aise dans cette boîte à joujoux, une toute petite boîte de rien ! Il ne tiendrait pas grand place, il n'encombrerait pas trop cette terre, la vaste terre, dont l'unique passion l'avait brûlé jusqu'à fondre ses muscles. Le corps était arrivé au bord de la fosse béante, le regard de Jean qui le suivait, alla plus loin, au-delà du mur, d'un bout à l'autre de laBeauce ; et, dans le déroulement des labours, il retrouvait les semeurs, à l'infini, avec leur geste continu, l'ondée vivante de la semence, qui pleuvait sur les sillons ouverts.

Les Buteau, lorsqu'ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d'œil d'inquiétude. Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale ? Tant qu'ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. L'enfant de chœur qui tenait la croix, venait de la planter au pied de la fosse, tandis que l'abbé Godard récitait vivement les dernières prières, debout devant le cercueil, posé dans l'herbe. Mais les assistants eurent une distraction, en voyant Macqueron et Lengaigne, arrivés en retard, regarder obstinément vers la plaine. Tous alors se tournèrent de ce côté, s'intéressèrent à une grosse fumée, roulant dans le ciel. Ça devait être à la Borderie, on aurait dit des meules qui brûlaient, derrière la ferme.

Ego sum.... lança furieusement le curé.

Les visages revinrent vers lui, les yeux se fixèrent de nouveau sur le corps ; et, seul, monsieur Charles continua à voix basse une conversation commencée avec Delhomme. Il avait reçu le matin une lettre de madame Charles, il était dans l'enchantement. A peine débarquée à Chartres, Elodie se montrait étonnante, aussi énergique et maligne que Nénesse. Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. Le don, quoi ! l'œil et la poigne ! et monsieur Charles s'attendrissait sur sa vieillesse désormais heureuse, dans sa propriété de Roseblanche, où ses collections de rosiers et d'œillets n'avaient jamais mieux poussé, où les oiseaux de sa volière, guéris,retrouvaient leurs chants, dont la douceur lui remuait l'âme.

Amen ! dit très haut l'enfant de chœur qui portait le bénitier.

Tout de suite, l'abbé Godard entama de sa voix colère :

De profundis clamavi ad te, Domine...

Et il continua, pendant que Jésus-Christ qui avait emmené Fanny à l'écart, retombait violemment sur les Buteau.

L'autre jour, si je n'avais pas été si soûl... Mais c'est trop bête de nous laisser voler comme ça.

Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny.

Car enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres... Et il y a longtemps qu'ils en jouissent, ils s'étaient arrangés avec le père Saucisse, je le sais... Nom de Dieu ! est-ce que nous n'allons pas leur foutre un procès ?

Elle se recula de lui, elle refusa vivement.

Non, non, pas moi ! j'ai assez de mes affaires... Toi, si tu veux.

Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d'abandon. Du moment qu'il ne pouvait mettre sa sœur en avant, il n'était pas assez sûr de ses rapports personnels avec la justice.

Oh ! moi, on s'imagine des choses... N'importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut.

La Grande, qui l'écoutait, le regarda se redresser, d'un air digne de brave homme. Elle l'avait toujours accusé d'être un simple jeannot, dans sa gueuserie. Ça lui faisait pitié, qu'un grand bougre pareil n'allât pas tout casser chez son frère, pour avoir sa part. Et, histoire de se ficher de lui et de Fanny, elle leur répéta sa promesse accoutumée, sans transition, comme si la chose tombait du ciel.

Ah ! bien sûr que, moi, je ne ferai du tort à personne. Le papier est en règle, il y a beau temps ; et chacun sa part, je ne mourrais pas tranquille, si j'avantageais quelqu'un. Hyacinthe y est, toi aussi, Fanny... J'ai quatre-vingt-dix ans. Ça. viendra, ça viendra un jour !

Mais elle n'en croyait pas un mot, résolue à ne finir jamais, dans son obstination à posséder. Elle les enterrerait tous. Encore un, son frère, qu'elle voyait partir. Ce qu'on faisait là, ce mort apporté, cette fosse ouverte, cette cérémonie dernière, avait l'air d'être pour les voisins, pas pour elle. Haute et maigre, sa canne sous le bras, elle restait plantée au milieu des tombes, sans aucune émotion, avec la seule curiosité de cet ennui de mourir qui arrivait aux autres.

Le prêtre bredouillait le dernier verset du psaume.

Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus.

Il prit l'aspersoir dans le bénitier, le secoua sur le cercueil, en élevant la voix.

Requiescat in pace.

Amen, répondirent les deux enfants de chœur.

Et la bière fut descendue. Le fossoyeur avait attaché les cordes, deux hommes suffirent, ça ne pesait pas plus que le corps d'un petit enfant. Puis, le défilé recommença, de nouveau l'aspersoir passa de main en main, chacun l'agitait en croix, au-dessus de la fosse.

Jean, qui s'était approché, le reçut de la main de monsieur Charles, et ses yeux plongèrent au fond du trou. Il était tout ébloui d'avoir longtemps regardé l'immense Beauce, les semeurs enfouissant le pain futur, d'un bout à l'autre de la plaine, jusqu'aux vapeurs lumineuses de l'horizon, où leurs silhouettes se perdaient. Pourtant, dans la terre, il distingua le cercueil, diminué encore, avec son étroit couvercle de sapin, de la couleur blonde du blé ; et des mottes grasses coulaient, le recouvraient à moitié, il ne voyait plus qu'une tache pâle, comme une poignée de ce blé que les camarades, là-bas, jetaient aux sillons. Il agita l'aspersoir, il le passa à Jésus-Christ.

Monsieur le curé ! monsieur le curé ! appela discrètement Delhomme.

Il courait après l'abbé Godard, qui, la cérémonie finie, s'en allait de son pas de tempête, en oubliant ses deux enfants de chœur.

Quoi encore ? demanda le prêtre.

C'est pour vous remercier de votre obligeance... Dimanche, alors, on sonnera la messe à neuf heures, comme d'habitude, n'est-ce pas ?

Puis, le curé le regardant fixement, sans répondre, il se hâta d'ajouter :

Nous avons une pauvre femme bien malade, et toute seule, et pas un liard... Rosalie, la rempailleuse, vous la connaissez... Je lui ai envoyé du bouillon, mais je ne peux pas tout faire.

Le visage de l'abbé Godard s'était détendu, un frisson de charité émue en avait emporté la violence. Il se fouilla avec désespoir, ne trouva que sept sous.

Prêtez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche... A dimanche !

Et il partit, suffoqué par une nouvelle hâte. Sûrement, le bon Dieu qu'on le forçait à rapporter, les enverrait tous rôtir en enfer, ces damnés de Rognes ; seulement, quoi ? ce n'était pas une raison pour les laisser trop souffrir dans cette vie.

Lorsque Delhomme retourna près des autres, il tomba au milieu d'une terrible querelle. D'abord, l'assistance s'était intéressée à suivre des yeux les pelletées de terre que le fossoyeur jetait sur le cercueil. Mais, le hasard ayant mis, au bord du trou, Macqueron coude à coude avec Lengaigne, celui-ci venait carrément d'apostropher le premier, au sujet de la question des terrains. Et la famille qui se disposait à s'éloigner, resta, se passionna bientôt, elle aussi, dans la bataille, que les pelletées accompagnaient de coups profonds et réguliers.

T'avais pas le droit, criait Lengaigne, t'avais beau être maire, fallait suivre le rang ; et c'est donc pour m'embêter que t'es venu te coller près de papa ?... Mais, nom de Dieu, tu n'y es pas encore !

Macqueron répondait :

Vas-tu me lâcher !... J'ai payé, je suis chez moi. Et j'y viendrai, ce n'est pas un sale cochon de ton espèce qui m'empêchera d'y être.

Tous deux s'étaient poussés, ils se trouvaient devant leurs concessions, les quelques pieds de terre où ils devaient dormir.

Mais, sacré lâche, ça ne te fait donc rien, l'idée que nous serions là, voisins de carcasse, comme une paire de vrais amis ? Moi, ça me brûle le sang... On se serait mangé toute la vie, et l'on ferait la paix là-dessous, l'un allongé à côté de l'autre, tranquilles !... Ah ! non, ah ! non, pas de raccommodement, jamais !

Ce que je m'en fous ! Je t'ai trop quelque part, pour m'inquiéter de savoir si tu pourris aux environs.

Ce mépris acheva d'exaspérer Lengaigne. Il bégaya que, s'il claquait le dernier, il viendrait plutôt la nuit déterrer les os de Macqueron. Et l'autre répondait en ricanant qu'il voudrait voir ça, lorsque les femmes s'en mêlèrent. Cœlina, maigre et noire, furieuse, se mit contre son mari.

T'as pas raison, je te l'ai dit, que tu manquais de cœur là-dessus... Si tu t'obstines, tu y resteras seul, dans ton trou. Moi, j'irai ailleurs, je ne veux pas me faire empoisonner par cette salope.

Du menton, elle désignait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embêter.

Faudrait savoir celle qui gâterait l'autre... Ne te fais pas de bile, ma belle. Je n'ai pas envie que ta charogne foute la maladie à la mienne.

Il fallut que la Bécu et la Frimat intervinssent pour les séparer.

Voyons, voyons, répétait la première, puisque vous êtes d'accord, puisque vous ne serez pas ensemble !... Chacun son idée, on est bien libre de choisir son monde.

La Frimat approuva.

Pour sûr, c'est naturel... Ainsi, mon vieux qui va mourir, j'aimerais mieux le garder que de le laisser mettre près du père Couillot, avec lequel il a eu des raisons, dans le temps.

Des larmes lui étaient montées aux yeux, à la pensée que son paralytique ne passerait peut-être pas la semaine. La veille, en voulant le coucher, elle avait culbuté avec lui ; et, certainement, lorsqu'il serait parti, elle aurait vite fait de le suivre.

Mais Lengaigne, brusquement, s'en prit à Delhomme, qui revenait.

Dis donc, toi qui es juste, faut le faire filer de là, et le renvoyer à la queue, avec les autres.

Macqueron haussa les épaules, et Delhomme confirma que, du moment où celui-ci avait payé, le terrain lui appartenait. C'était à ne plus recommencer, voilà tout. Alors, Buteau, qui s'efforçait de rester calme, fut emporté. La famille se trouvait tenue à une certaine réserve, les coups sourds des pelletées de terre continuaient sur le cercueil du vieux. Mais son indignation était trop forte ; il cria à Lengaigne, en montrant Delhomme du geste :

Ah, ouiche ! si tu comptes sur ce cadet-là pour comprendre le sentiment ! il a bien enterré son père à côté d'un voleur !

Ce fut un scandale, la famille prenait parti, Fanny soutenait son homme, en disant que la vraie faute, quand ils avaient perdu leur mère Rose, était de n'avoir pas acheté, près d'elle, un terrain pour le père ; tandis que Jésus-Christ et la Grande accablaient Delhomme, en se révoltant, eux aussi, contre le voisinage avec le père Saucisse, comme d'une chose inhumaine, que rien n'excusait. Monsieur Charles était également de cette opinion, mais avec mesure.

On finissait par ne plus s'entendre, lorsque Buteau domina les voix, gueulant :

Oui, leurs os se retourneront dans la terre et se mangeront !

Du coup, les parents, les amis, les connaissances, tous en furent. C'était bien ça, il l'avait dit : les os se retournaient dans la terre. Entre eux, les Fouan achèveraient de s'y dévorer ; Lengaigne et Macqueron s'y disputeraient à la pourriture ; les femmes, Cœlina, Flore, la Bécu, s'y empoisonneraient de leurs langues et de leurs griffes. On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu'on s'exécrait. Et, dans ce cimetière ensoleillé, c'était, de cercueil à cercueil, sous la paix des herbes folles, une bataille farouche des vieux morts, sans trêve, la même bataille qui, parmi les tombes, heurtait ces vivants.

Mais un cri de Jean les sépara, leur fit tourner à tous la tête.

Le feu est à la Borderie !

Maintenant, le doute n'était plus possible, des flammes s'échappaient des toits, vacillantes et pâlies dans le grand jour. Un gros nuage de fumée s'en allait doucement vers le nord. Et l'on aperçut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. En cherchant ses oies, elle avait remarqué les premières étincelles, elle s'était régalée du spectacle, jusqu'au moment où l'idée de raconter l'histoire avant les autres, venait de lui faire prendre sa course. Elle sauta à califourchon sur le petit mur, elle cria de sa voix aiguë de gamin :

Oh ! ce que ça brûle !... C'est ce grand salop de Tron qui est revenu foutre le feu ; et à trois endroits, dans la grange, dans l'écurie, dans la cuisine. On l'a pincé comme il allumait la paille, les charretiers l'ont à moitié démoli... Avec ça, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler ! Jamais on n'a gueulé si fort !

Ses yeux verts luisaient, elle éclata de rire.

Et la Cognette donc ! Vous savez qu'elle était malade, depuis la mort du maître. Alors, on l'avait oubliée dans son lit... Elle grillait déjà, elle n'a eu que le temps de se sauver en chemise. Ah ! ce qu'elle était drôle, à se cavaler en pleins champs, les quilles nues ! Elle gigotait, elle montrait son derrière et son devant, des gens criaient : hou ! hou ! pour lui faire la conduite, à cause qu'on ne l'aime guère... Il y a un vieux qui a dit : La v'là qui sort comme elle est entrée, avec une chemise sur le cul !

Un nouvel accès de gaieté la fit se tordre.

Venez donc, c'est trop rigolo... Moi, j'y retourne.

Et elle sauta, elle reprit violemment sa course vers la Borderie en flammes.

Monsieur Charles, Delhomme, Macqueron, presque tous les paysans la suivirent ; tandis que les femmes, ayant la Grande à leur tête, quittaient aussi le cimetière, s'avançaient sur la route, pour mieux voir. Buteau et Lise étaient restés, et celle-ci arrêta Lengaigne, désireuse de le questionner au sujet de Jean, sans en avoir l'air : il avait donc trouvé du travail, qu'il logeait dans le pays ? Lorsque le cabaretier eut répondu qu'il partait, qu'il se réengageait, Lise et Buteau, soulagés d'un gros poids, eurent le même mot.

En v'là un imbécile !

C'était fini, ils allaient recommencer à vivre heureux. Ils eurent un coup d'œil sur la fosse de Fouan, que le fossoyeur achevait de remplir. Et, comme les deux petits s'attardaient à regarder, la mère les appela.

Jules, Laure, allons !... Et soyez sages, obéissez, ou l'homme viendra vous prendre pour vous mettre aussi dans la terre.

Les Buteau partirent, poussant devant eux les enfants, qui savaient et qui avaient l'air très raisonnable, avec leurs grands yeux noirs, muets et profonds.

Il n'y avait plus dans le cimetière que Jean et Jésus-Christ. Ce dernier, dédaigneux du spectacle, se contentait de suivre l'incendie de loin. Planté entre deux tombes, il se tenait immobile, ses regards se noyaient d'un rêve, sa face entière de crucifié soûlard exprimait la mélancoliefinale de toute philosophie. Peut-être songeait-il que l'existence s'en va en fumée. Et, comme les idées graves l'excitaient toujours beaucoup, il finit par lever la cuisse, inconsciemment, dans le vague de sa rêverie. Il en fit un, il en fit deux, il en fit trois.

Nom de Dieu ! dit Bécu, très soûl, qui traversait le cimetière, pour se rendre au feu.

Un quatrième, comme il passait, l'effleura de si près, qu'il crut en sentir le tonnerre sur sa joue. Alors, en s'éloignant, il cria au camarade :

Si ce vent-là continue, il va tomber de la merde.

Jésus-Christ, d'une poussée, se tâta.

Tiens ! tout de même... J'ai faim de chier.

Et, les jambes lourdes, écartées, il se hâta, il disparut à l'angle du mur.

Jean était seul. Au loin, de la Borderie dévorée, ne montaient plus que de grandes fumées rousses, tourbillonnantes, qui jetaient des ombres de nuages au travers des labours, sur les semeurs épars. Et, lentement, il ramena les yeux à ses pieds, il regarda les bosses de terre fraîche, sous lesquelles Françoise et le vieux Fouan dormaient. Ses colères du matin, son dégoût des gens et des choses s'en allaient, dans un profond apaisement. Il se sentait, malgré lui, peut-être à cause du tiède soleil, envahi de douceur et d'espoir.

Eh ! oui, son maître Hourdequin s'était fait bien du mauvais sang avec les inventions nouvelles, n'avait pas tiré grand-chose de bon des machines, des engrais, detoute cette science si mal employée encore. Puis, la Cognette était venue l'achever ; lui aussi dormait au cimetière ; et rien ne restait de la ferme, dont le vent emportait les cendres. Mais, qu'importait ! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. Toujours la terre, la nourrice, serait là, qui nourrirait ceux qui l'ensemenceraient. Elle avait l'espace et le temps, elle donnait tout de même du blé, en attendant qu'on sût lui en faire donner davantage.

C'était comme ces histoires de révolution, ces bouleversements politiques qu'on annonçait. Le sol, disait-on, passerait en d'autres mains, les moissons des pays de là-bas viendraient écraser les nôtres, il n'y aurait plus que des ronces dans nos champs. Et après ? est-ce qu'on peut faire du tort à la terre ? Elle appartiendra quand même à quelqu'un, qui sera bien forcé de la cultiver pour ne pas crever de faim. Si, pendant des années, les mauvaises herbes y poussaient, ça la reposerait, elle en redeviendrait jeune et féconde. La terre n'entre pas dans nos querelles d'insectes rageurs, elle ne s'occupe pas plus de nous que des fourmis, la grande travailleuse, éternellement à sa besogne.

Il y avait aussi la douleur, le sang, les larmes, tout ce qu'on souffre et tout ce qui révolte, Françoise tuée, Fouan tué, les coquins triomphants, la vermine sanguinaire et puante des villages déshonorant et rongeant la terre. Seulement, est-ce qu'on sait ? De même que la gelée qui brûle les moissons, la grêle qui les hache, la foudre qui les verse, sont nécessaires peut-être, il est possible qu'il faille du sang et des larmes pour que le monde marche. Qu'est-ce que notre malheur pèse, dans la grandemécanique des étoiles et du soleil ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! Nous n'avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. Et la terre seule demeure l'immortelle, la mère d'où nous sortons et où nous retournons, elle qu'on aime jusqu'au crime, qui refait continuellement de la vie pour son but ignoré, même avec nos abominations et nos misères.

Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. Mais un clairon sonna au loin, le clairon des pompiers de Bazoches-le-Doyen qui arrivaient au pas de course, trop tard. Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. C'était la guerre passant dans la fumée, avec ses chevaux, ses canons, sa clameur de massacre.

Il serrait les poings. Ah ! bon sang ! puisqu'il n'avait plus le cœur à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France !

Il partait, lorsque, une dernière fois, il promena ses regards des deux fosses, vierges d'herbe, aux labours sans fin de la Beauce, que les semeurs emplissaient de leur geste continu. Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre.

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