Fouan descendit la côte. Sa colère s'était brusquement calmée, il s'arrêta, en bas, sur la route, hébété de se trouver dehors, sans savoir où aller. Trois heures sonnèrent à l'église, un vent humide glaçait cette grise après-midi d'automne ; et il grelottait, car il n'avait pas même ramassé son chapeau, tant la chose s'était vite faite. Heureusement, il avait sa canne. Un instant, il remonta vers Cloyes ; puis il se demanda où il allait de ce côté, il rentra dans Rognes, du pas dont il s'y traînait d'habitude. Devant chez Macqueron, l'idée lui vint de boire un verre ; mais il se fouillait, il n'avait pas un sou, la honte le prit de se montrer, dans la peur qu'on ne connût déjà l'histoire. Justement, il lui sembla que Lengaigne, debout sur sa porte, le regardait de biais, comme on regarde les va-nu-pieds des grands chemins. Lequeu, derrière les vitres d'une des fenêtres de l'école, ne le salua pas. Ça se comprenait, il retombait dans le mépris de tous, maintenant qu'il n'avait plus rien, dépouillé de nouveau, et cette fois jusqu'à la peau de son corps.

Quand il fut arrivé à l'Aigre, Fouan s'adossa un moment contre le parapet du pont. La pensée de la nuit qui se ferait bientôt, le tracassait. Où coucher ? Pas même un toit. Le chien des Bécu qu'il vit passer, lui fit envie, car cette bête-là, au moins, savait le trou de paire où elle dormirait. Lui, cherchait confusément, ensommeillé dansla détente de sa colère. Ses paupières s'étaient closes, il tâchait de se rappeler les coins abrités, protégés du froid. Cela tournait au cauchemar, tout le pays défilait, nu, balayé de coups de vent. Mais il se secoua, se réveilla, en un sursaut d'énergie. Fallait point se désespérer de la sorte. On ne laisserait pas crever dehors un homme de son âge.

Machinalement, il traversa le pont et se trouva devant la petite ferme des Delhomme. Tout de suite, quand il s'en aperçut, il obliqua, tourna derrière la maison, pour qu'on ne le vît point. Là, il fit une nouvelle pause, collé contre le mur de l'étable, dans laquelle il entendait causer Fanny, sa fille. Etait-ce donc qu'il avait songé à se remettre chez elle ? lui-même n'aurait pu le dire, ses pieds seuls l'avaient conduit. Il revoyait l'intérieur du logis, comme s'il y était rentré, la cuisine à gauche, sa chambre au premier, au bout du fenil. Un attendrissement lui coupait les jambes, il aurait défailli, si le mur ne l'avait soutenu. Longtemps, il resta immobile, sa vieille échine calée contre cette maison. Fanny parlait toujours dans l'étable, sans qu'il pût distinguer les mots : c'était peut-être ce gros bruit étouffé qui lui remuait le cœur. Mais elle devait quereller une servante, sa voix se haussa, il l'entendit, sèche et dure, sans paroles grossières, dire des choses si blessantes à cette malheureuse, qu'elle en sanglotait. Et il en souffrait lui aussi, son émotion s'en était allée, il se raidissait, à la certitude que, s'il avait poussé la porte, sa fille l'aurait accueilli de cette voix mauvaise. Il s'imagina, qu'elle répétait : " Papa, il viendra nous demander à genoux de le reprendre ! ", la phrase qui avait coupé tous liens entre eux, à jamais, commed'un coup de hache. Non, non ! plutôt mourir de faim, plutôt coucher derrière une haie, que de la voir triompher, de son air fier de femme sans reproche ! Il décolla son dos de la muraille, il s'éloigna péniblement.

Pour ne pas reprendre la route, Fouan qui se croyait guetté par tout le monde, remonta la rive droite de l'Aigre, après le pont, et se trouva bientôt au milieu des vignes. Son idée devait être de gagner ainsi la plaine, en évitant le village. Seulement, il arriva qu'il dut passer à côté du Château, où ses jambes semblaient aussi l'avoir ramené, dans cet instinct des vieilles bêtes de somme qui retournent aux écuries où elles ont eu leur avoine. La montée l'étouffait, il s'assit à l'écart, soufflant, réfléchissant. Sûrement que, s'il avait dit à Jésus-Christ : " Je vas me plaindre en justice, aide-moi contre Buteau ", le bougre l'aurait reçu à cul ouvert ; et l'on aurait fait une sacrée noce, le soir. Du coin où il était, il flairait justement une ripaille, quelque soûlerie qui durait depuis le matin. Attiré, le ventre creux, il s'approcha, il reconnut la voix de Canon, sentit l'odeur des haricots rouges à l'étuvée, que la Trouille cuisinait si bien, quand son père voulait fêter une apparition du camarade. Pourquoi ne serait-il pas entré godailler avec les deux chenapans, qu'il écoutait brailler dans la fumée des pipes, bien au chaud, tellement soûls, qu'il les jalousait ? Une brusque détonation de Jésus-Christ lui alla au cœur, il avançait la main vers la porte, lorsque le rire aigu de la Trouille le paralysa. C'était la Trouille maintenant qui l'épouvantait, il la revoyait toujours, maigre, en chemise, se jetant sur lui avec sa nudité de couleuvre, le fouillant, le mangeant. Et, alors, à quoi bon, si le père l'aidait àravoir ses papiers ? la fille serait là pour les lui reprendre sous la peau. Tout d'un coup, la porte s'ouvrit, la gueuse venait jeter un regard dehors, ayant flairé quelqu'un. Il n'avait eu que le temps de se jeter derrière les buissons, il se sauva, en distinguant, dans la nuit tombante, ses yeux verts qui luisaient.

Lorsque Fouan fut en plaine, sur le plateau, il éprouva une sorte de soulagement, sauvé des autres, heureux d'être seul et d'en crever. Longtemps, il rôda au hasard. La nuit s'était faite, le vent glacé le flagellait. Parfois, à certains grands souffles, il devait tourner le dos, l'haleine coupée, sa tête nue hérissée de ses rares cheveux blancs. Six heures sonnèrent, tout le monde mangeait dans Rognes ; et il avait une faiblesse des membres, qui ralentissait sa marche. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. Et, sans savoir comment, il se trouva sur la place de l'Eglise, devant l'antique maison patrimoniale des Fouan, celle que Françoise et Jean occupaient à cette heure. Non ! il ne pouvait s'y réfugier, on l'avait aussi chassé de là. La pluie redoublait, si rude, qu'une lâcheté l'envahit. Il s'était approché de la porte des Buteau, à côté, guettant la cuisine, d'où sortait une odeur de soupe aux choux. Tout son pauvre corps y revenait se soumettre, un besoin physique de manger, d'avoir chaud, l'y poussait. Mais, dans le bruit des mâchoires, des mots échangés l'arrêtèrent.

Et le père, s'il ne rentrait point ?

Laisse donc ! il est trop sur sa gueule, pour ne pas rentrer quand il aura faim !

Fouan s'écarta, avec la crainte qu'on ne l'aperçût à cette porte, comme un chien battu qui retourne à sa pâtée. Il était suffoqué de honte, une résolution farouche le prenait de se laisser mourir dans un coin. On verrait bien s'il était sur sa gueule ! Il redescendit la côte, il s'affaissa au bout d'une poutre, devant la maréchalerie de Clou. Ses jambes ne pouvaient plus le porter, il s'abandonnait, dans le noir et le désert de la route, car les veillées étaient commencées, le mauvais temps avait fait clore les maisons, pas une âme n'y semblait vivre. Maintenant, les averses calmaient le vent, la pluie ruisselait droite, continue, d'une violence de déluge. Il ne se sentait pas la force de se relever et de chercher un abri. Sa canne entre les genoux, son crâne lavé par l'eau, il demeurait immobile, stupide de tant de misère. Même il ne réfléchissait point, c'était comme ça : quand on n'avait ni enfants, ni maison, ni rien, on se serrait le ventre, on couchait dehors. Neuf heures sonnèrent, puis dix. La pluie continuait, fondait ses vieux os. Mais des lanternes parurent, filèrent rapidement : c'était la sortie des veillées, et il eut un réveil encore, en reconnaissant la Grande qui revenait de chez les Delhomme, où elle économisait sa chandelle. Il se leva d'un effort dont ses membres craquèrent, il la suivit de loin, n'arriva pas assez vite pour entrer en même temps qu'elle. Devant la porte refermée, il hésitait, le cœur défaillant. Enfin, il frappa, il était trop malheureux.

Il faut dire qu'il tombait mal, car la Grande était d'une humeur féroce, à la suite de toute une histoiremalheureuse qui l'avait dérangée, l'autre semaine. Un soir qu'elle se trouvait seule avec son petit-fils Hilarion, elle avait eu l'idée de lui faire fendre du bois, pour tirer encore de lui ce travail, avant de l'envoyer à la paille ; et, comme il besognait mollement, elle restait là, au fond du bûcher, à le couvrir d'injures. Jusqu'à cette heure, dans son aplatissement d'épouvante, cette brute stupide et contrefaite, aux muscles de taureau, avait laissé sa grand-mère abuser de ses forces, sans même oser lever les yeux sur elle. Depuis quelques jours pourtant, elle aurait dû se méfier, car il frémissait sous les corvées trop rudes, des chaleurs de sang raidissaient ses membres. Elle eut le tort, pour l'exciter, de le frapper à la nuque, du bout de sa canne. Il lâcha la cognée, il la regarda. Irritée de cette révolte, elle le cinglait aux flancs, aux cuisses, partout, lorsque, brusquement, il se rua sur elle. Alors, elle se crut renversée, piétinée, étranglée ; mais non, il avait trop jeûné depuis la mort de sa sœur Palmyre, sa colère se tournait en une rage de mâle, n'ayant conscience ni de la parenté ni de l'âge, à peine du sexe. La brute la violait, cette aïeule de quatre-vingt-neuf ans, au corps de bâton séché, où seule demeurait la carcasse fendue de la femelle. Et, solide encore, inexpugnable, la vieille ne le laissa pas faire, put saisir la cognée, lui ouvrit le crâne, d'un coup. A ses cris, des voisins accouraient, elle conta l'histoire, donna des détails : un rien de plus, et elle y passait, le bougre était au bord. Hilarion ne mourut que le lendemain. Le juge était venu ; puis, il y avait eu l'enterrement ; enfin, toutes sortes d'ennuis, dont elle se trouvait heureusement remise, très calme, mais ulcérée de l'ingratitude du monde et bien résolue à ne plus jamais rendre un service à ceux de sa famille.

Fouan dut frapper trois fois, si peureusement, que la Grande n'entendait point. Enfin, elle revint, elle se décida à demander :

Qui est là ?

Moi.

Qui, toi ?

Moi, ton frère.

Sans doute, elle avait reconnu la voix tout de suite, et elle ne se pressait pas, pour le plaisir de le forcer à causer. Un silence s'était fait, elle demanda de nouveau :

Qu'est-ce que tu veux ?

Il tremblait, il n'osait répondre. Alors, brutalement, elle rouvrit ; mais, comme il entrait, elle barra la porte de ses bras maigres, elle le laissa dans la rue, sous la pluie battante, dont le ruissellement triste n'avait pas cessé.

Je le sais, ce que tu veux. On est venu me dire ça, à la veillée... Oui, tu as eu la bêtise de te faire manger encore, tu n'as pas même su garder l'argent de ta cachette, et tu veux que je te ramasse, hein ?

Puis, voyant qu'il s'excusait, bégayait des explications, elle s'emporta.

Si je ne t'avais pas averti ! Mais te l'ai-je assez répété qu'il fallait être bête et lâche pour renoncer à sa terre !... Tant mieux, si te voilà tel que je le disais, chassé par tes gueux d'enfants, courant la nuit comme un mendiant qui n'a pas même une pierre à lui pour dormir !

Les mains tendues, il pleura, il essaya de l'écarter. Elle tenait bon, elle achevait de se vider le cœur.

Non, non ! va demander un lit à ceux qui t'ont volé. Moi, je ne te dois rien. La famille m'accuserait encore de me mêler de ses affaires... D'ailleurs, ce n'est point tout ça, tu as donné ton bien, jamais je ne pardonnerai...

Et, redressée, avec son cou flétri et ses yeux ronds d'oiseau de proie, elle lui jeta la porte sur la face, violemment.

C'est bien fait, crève dehors !

Fouan resta là, raidi, immobile, devant cette porte impitoyable, pendant que, derrière lui, la pluie continuait avec son roulement monotone. Enfin, il se retourna, il se renfonça dans la nuit d'encre, que noyait cette chute lente et glacée du ciel.

Où alla-t-il ? Il ne se le rappela jamais bien. Ses pieds glissaient dans les flaques, ses mains tâtonnaient pour ne pas se heurter contre les murs et les arbres. Il ne pensait plus, ne savait plus, ce coin de village, dont il connaissait chaque pierre, était comme un lieu lointain, inconnu, terrible, où il se sentait étranger et perdu, incapable de se conduire. Il obliqua à gauche, craignit des trous, revint à droite, s'arrêta frissonnant, menacé de toutes parts. Et, ayant rencontré une palissade, il la suivit jusqu'à une petite porte, qui céda. Le sol se dérobait, il roula dans un trou. Là, on était bien, la pluie ne pénétrait pas, il faisait chaud ; mais un grognement l'avait averti, il était avec un cochon, qui, dérangé, croyant à de la nourriture, lui poussait déjà son groin dans les côtes. Une luttes'engagea, il était si faible, que la peur d'être dévoré le fit sortir. Alors, ne pouvant aller plus loin, il se coucha contre la porte, ramassé, roulé en boule, pour que l'avancement du toit le protégeât de l'eau. Des gouttes quand même continuèrent à lui tremper les jambes, des souffles lui glaçaient sur le corps ses vêtements mouillés. Il enviait le cochon, il serait retourné avec lui, s'il ne l'avait pas entendu, derrière son dos, manger la porte, avec des reniflements voraces.

Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s'était anéanti. Une honte le reprenait, la honte de se dire que son histoire courait le pays, que tous le savaient par les routes, comme un pauvre. Quand on n'a plus rien, il n'y a pas de justice, il n'y a pas de pitié à attendre. Il fila le long des haies, avec l'inquiétude de voir une fenêtre s'ouvrir, quelque femme matinale le reconnaître. La pluie tombait toujours, il gagna la plaine, se cacha au fond d'une meule. Et la journée entière se passa pour lui à fuir de la sorte, d'abri en abri, dans un tel effarement, qu'au bout de deux heures, il se croyait découvert et changeait de trou. L'unique idée, maintenant, qui lui battait le crâne, était de savoir si ce serait bien long de mourir. Il souffrait moins du froid, la faim surtout le torturait, il allait pour sûr mourir de faim. Encore une nuit, encore un jour, peut-être. Tant qu'il fit clair, il ne faiblit pas, il aimait mieux finir ainsi que de retourner chez les Buteau. Mais une angoisse affreuse l'envahit avec le crépuscule qui tombait, une terreur de recommencer l'autre nuit, sous ce déluge entêté. Le froid le reprenait jusque dans les os, la faim lui rongeait la poitrine, intolérable. Lorsque le ciel fut noir, il se sentitcomme noyé, emporté par ces ténèbres ruisselantes ; sa tête ne commandait plus, ses jambes marchaient toutes seules, la bête l'emmenait ; et ce fut alors que, sans l'avoir voulu, il se retrouva dans la cuisine des Buteau, dont il venait de pousser la porte.

Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. Lui, au bruit, avait tourné la tête, et il regardait Fouan, silencieux, fumant dans ses vêtements trempés. Un long temps se passa, il finit par dire, avec un ricanement :

Je savais bien que vous n'auriez pas de cœur.

Le vieux, fermé, figé, n'ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot.

Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène.

Déjà, Lise s'était levée et avait apporté une écuelle de soupe. Mais Fouan reprit l'écuelle, alla s'asseoir à l'écart, sur un tabouret, comme s'il avait refusé de se mettre à la table, avec ses enfants ; et, goulûment, par grosses cuillerées, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de dîner sans hâte, se balançant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son couteau. La gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda.

Dites donc, ça paraît vous avoir ouvert l'appétit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir.

Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole.

Et le fils continua :

Ah ! ce bougre de farceur qui découche ! Il est peut-être allé voir les garces... C'est donc ça qui vous a creusé, hein ?

Pas de réponse encore, le même entêtement de silence, rien que la déglutition violente des cuillerées qu'il engouffrait.

Eh ! je vous parle, cria Buteau irrité, vous pourriez bien me faire la politesse de répondre.

Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isolé, à des lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il était revenu manger, que son ventre était là, mais que son cœur n'y était plus. Maintenant, il raclait le fond de l'écuelle avec la cuillère, rudement, pour ne rien perdre de sa portion.

Lise, remuée par cette grosse faim, se permit d'intervenir.

Lâche-le, puisqu'il veut faire le mort.

C'est qu'il ne va pas recommencer à se foutre de moi ! reprit rageusement Buteau. Une fois, ça passe. Mais, vous entendez, sacré têtu ? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de leçon ! Si vous m'embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route !

Fouan, ayant fini, quitta péniblement sa chaise ; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traîna sous l'escalier, jusqu'àson lit, où il se jeta tout vêtu. Le sommeil l'y foudroya, il dormit à l'instant, sans un souffle, sous un écrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire à son homme qu'il était peut-être bien mort. Mais Buteau, s'étant dérangé, haussa les épaules. Ah ! ouiche, mort ! est-ce que ça mourait comme ça ? Fallait seulement qu'il eût tout de même roulé, pour être dans un état pareil. Le lendemain matin, lorsqu'ils entrèrent jeter un coup d'œil, le vieux n'avait pas bougé ; et il dormait encore le soir, et il ne se réveilla qu'au matin de la seconde nuit, après trente-six heures d'anéantissement.

Tiens ! vous rev'là ! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain !

Le vieux ne le regarda pas, ne répondit pas, et sortit s'asseoir sur la route, pour prendre l'air.

Alors, Fouan s'obstina. Il semblait avoir oublié les titres qu'on refusait de lui rendre ; du moins, il n'en causait plus, il ne les cherchait plus, indifférent peut-être, en tout cas résigné ; mais sa rupture était complète avec les Buteau, il restait dans son silence, comme séparé et enseveli. Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. La vie demeurait commune, il couchait là, mangeait là, il les voyait, les coudoyait du matin au soir ; et pas un regard, pas un mot, l'air d'un aveugle et d'un muet, la promenade traînante d'une ombre, au milieu de vivants. Lorsqu'on se fut lassé de s'occuper de lui, sans en tirer un souffle, on le laissa à son obstination. Buteau, Lise elle-même, cessèrent également de lui parler, le tolérant autour d'eux commeun meuble qui aurait changé de place, finissant par perdre la conscience nette de sa présence. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage.

De toute la maison, Fouan n'eut plus qu'un ami, le petit Jules, qui achevait sa neuvième année. Tandis que Laure, âgée de quatre ans, le regardait avec les yeux durs de la famille, se dégageait de ses bras, sournoise, rancunière, comme si elle eût déjà condamné cette bouche inutile, Jules se plaisait dans les jambes du vieux. Et il demeurait le dernier lien qui le rattachait à la vie des autres, il servait de messager, quand la nécessité d'un oui ou d'un non devenait absolue. Sa mère l'envoyait, et il rapportait la réponse, car le grand-père, pour lui seul, sortait de son silence. Dans l'abandon où il tombait, l'enfant en outre, ainsi qu'une petite ménagère, l'aidait à faire son lit le matin, se chargeait de lui donner sa portion de soupe, qu'il mangeait près de la fenêtre sur ses genoux, n'ayant jamais voulu reprendre sa place, à la table. Puis, ils jouaient ensemble. Le bonheur de Fouan était d'emmener Jules par la main, de marcher longtemps, droit devant eux ; et, ces jours-là, il se soulageait de ce qu'il renfonçait en lui, il en disait, il en disait, à étourdir son compagnon, ne parlant déjà plus qu'avec difficulté, perdant l'usage de sa langue, depuis qu'il cessait de s'en servir. Mais le vieillard qui bégayait, le gamin qui n'avait d'autres idées que les nids et les mûres sauvages, se comprenaient très bien à causer, durant des heures. Il lui enseigna à poser des gruaux, il lui fabriqua une petite cage, pour y enfermer des grillons. Cette frêle main d'enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce paysoù il n'avait plus ni terre ni famille, c'était tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire à vivre encore un peu.

Du reste, Fouan était comme rayé du nombre des vivants, Buteau agissait en son lieu et place, touchait et signait, sous le prétexte que le bonhomme perdait la tête. La rente de cent cinquante francs, provenant de la vente de la maison, lui était payée directement par monsieur Baillehache. Il n'avait eu qu'un ennui avec Delhomme, qui s'était refusé à verser les deux cents francs de la pension, entre des mains autres que celles de son père ; et Delhomme exigeait donc la présence de celui-ci ; mais il n'avait pas le dos tourné, que Buteau raflait la monnaie. Cela faisait trois cent cinquante francs, auxquels, disait-il d'une voix geignarde, il devait en ajouter autant et davantage, sans arriver à nourrir le vieux. Jamais il ne reparlait des titres ; ça dormait là, on verrait plus tard. Quant aux intérêts, ils passaient toujours, selon lui, à tenir l'engagement avec le père Saucisse, quinze sous chaque matin, pour l'achat à viager d'un arpent de terre. Il criait qu'on ne pouvait pas lâcher ce contrat, qu'il y avait trop d'argent engagé. Pourtant, le bruit courait que le père Saucisse, terrorisé, menacé d'un mauvais coup, avait consenti à le rompre, en lui rendant la moitié des sommes touchées, mille francs sur deux mille ; et, si ce vieux filon se taisait, c'était par une vanité de gueux qui ne voulait point avoir été roulé à son tour. Le flair de Buteau l'avertissait que le père Fouan mourrait le premier : une supposition qu'on lui aurait donné une chiquenaude, à coup sûr, il ne se serait pas relevé.

Une année s'écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. Ce n'était plus le vieuxpaysan propret, avec son cuir bien rasé, ses pattes de lièvre correctes, portant des blouses neuves et des pantalons noirs. Dans sa face amincie, décharnée, il ne restait que son grand nez osseux, qui s'allongeait vers la terre. Un peu chaque année, il s'était courbé davantage, et maintenant il allait, les reins cassés, n'ayant bientôt qu'à faire la culbute finale, pour tomber dans la fosse. Il se traînait sur deux bâtons, envahi d'une barbe blanche, longue et sale, usant les vêtements troués de son fils, si mal tenu, qu'il en était répugnant au soleil, ainsi que ces vieux rôdeurs de route en haillons, dont on s'écarte. Et, au fond de cette déchéance, la bête seule persistait, l'animal humain, tout entier à l'instinct de vivre. Une voracité le faisait se jeter sur sa soupe, jamais contenté, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les défendait pas. Aussi le réduisait-on, même on en profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le prétexte qu'il en crèverait. Buteau l'accusait de s'être perdu, au Château, dans la compagnie de Jésus-Christ, ce qui était vrai ; car cet ancien paysan sobre, dur à son corps, vivant de pain et d'eau, avait pris là des habitudes de godaille, le goût de la viande et de l'eau-de-vie, tellement les vices se gagnent vite, lors même que c'est un fils qui débauche son père. Lise avait dû enfermer le vin, en le voyant disparaître. Les jours où l'on mettait un pot-au-feu, la petite Laure restait en faction autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de café chez Lengaigne, celui-ci et Macqueron étaient prévenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations à crédit. Il gardait toujours son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son écuelle n'était pas pleine, lorsqu'on enlevait le vinsans lui donner sa part, il fixait longuement sur Buteau des yeux irrités, dans la rage impuissante de son appétit.

Oui, oui, regardez-moi, disait Buteau, si vous croyez que je nourris les bêtes à ne rien foutre ! Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre !... Hein ? n'avez-vous pas honte d'être tombé dans la débauche à votre âge !

Fouan, qui n'était pas retourné chez les Delhomme par un entêtement d'orgueil, ulcéré du mot que sa fille avait dit, en arriva à tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, même les bourrades. Il ne songeait plus à ses autres enfants ; il s'abandonnait là, dans une telle lassitude, que l'idée de s'en tirer ne lui venait point : ça ne marcherait pas mieux ailleurs, à quoi bon ? Fanny, lorsqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant juré de ne jamais lui reparler la première. Jésus-Christ, meilleur enfant, après lui avoir gardé rancune de la sale façon dont il avait quitté le Château, s'était amusé un soir à le griser abominablement chez Lengaigne, puis à le ramener ainsi devant sa porte : une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligée de laver la cuisine, Buteau jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier ; de sorte que le vieux, craintif, se méfiait maintenant de son aîné, au point d'avoir le courage de refuser les rafraîchissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arrêtait, le fouillait de ses yeux minces, causait un instant, tandis que ses bêtes, derrière elle, l'attendaient, debout sur une patte, le cou en arrêt. Mais, un matin, il constata qu'elle lui avait volé son mouchoir, et, dès lors, du plus loin qu'il l'aperçut, il agita ses bâtons pour la chasser. Elle rigolait,s'amusait à lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant menaçait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand-père tranquille.

Cependant, jusque-là, Fouan avait pu marcher, et c'était une consolation, car il s'intéressait encore à la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pièces, dans cette manie des vieux passionnés que hantent leurs maîtresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessée de vieil homme ; il s'arrêtait au bord d'un champ, demeurait des heures planté sur ses cannes ; puis, il se traînait devant un autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil à un arbre poussé là, desséché de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le blé, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'étaient des souvenirs confus qui se levaient du passé : cette pièce, en telle année, avait rapporté tant d'hectolitres. Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante : la terre, la terre qu'il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui, pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son cœur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d'un autre mâle, et qui continuait de produire sans lui réserver sa part ! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien gardé d'elle, ni un sou ni une bouchée de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai ! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s'être tué au travail ! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber surson lit, dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait même plus souffler.

Mais ce dernier intérêt qu'il prenait à vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientôt, il lui devint si pénible de marcher, qu'il ne s'écarta guère du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations préférées : les poutres devant la maréchalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre près de l'école ; et il voyageait lentement de l'une à l'autre, mettant une heure pour faire deux cents mètres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, déhanché, déjeté, dans le roulis cassé de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'après-midi entière au bout d'une poutre, accroupi, à boire le soleil. Une hébétude l'immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe même lui était une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait à ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer, l'épuisait. Il avait l'unique désir de ne pas bouger de place, glacé, grelottant, dès qu'il remuait, sous l'ardent soleil de midi. C'était, après la volonté et l'autorité mortes, la déchéance dernière, une vieille bête souffrant, dans son abandon, la misère d'avoir vécu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait à cette idée du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. Lui-même avait souhaité la fin de son père. Si, à leur tour, ses enfants désiraient la sienne, il n'en ressentait ni étonnement ni chagrin. Ça devait être.

Lorsqu'un voisin lui demandait :

Eh bien ! père Fouan, vous allez donc toujours ?

Ah ! grognait-il, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonté qui manque !

Et il disait vrai, dans son stoïcisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, dès qu'il redevient nu et que la terre le reprend.

Une souffrance encore l'attendait. Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. Celle-ci, lorsqu'elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. Il les embêtait, ce vieux ! c'était plus amusant de jouer ensemble. Et, si son frère ne la suivait pas, elle se pendait à ses épaules, l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille, qu'il en oubliait son service de ménagère complaisante. Peu à peu, elle se l'attacha complètement, en vraie femme déjà qui s'était donné la tâche de cette conquête.

Un soir, Fouan était allé attendre Jules devant l'école, si las, qu'il avait songé à lui, pour remonter la côte. Mais Laure sortit avec son frère ; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut un rire méchant.

Le v'là encore qui t'embête, lâche-le donc !

Puis, se tournant vers les autres galopins :

Hein ? est-il couenne de se laisser embêter !

Alors, Jules, au milieu des huées, rougit, voulut faire l'homme, s'échappa d'un saut, en criant le mot de sa sœur à son vieux compagnon de promenades :

Tu m'embêtes !

Effaré, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trébucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main qui se retirait de lui. Les rires augmentaient, et Laure força Jules à danser autour du vieillard, à chanter sur un air de ronde enfantine :

Tombera, tombera pas... son pain sec mangera, qui le ramassera...

Fouan, défaillant, mit près de deux heures à rentrer seul, tant il traînait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'était pas retournée une fois par mois. Il n'eut même plus ce gamin à qui causer, il s'enfonça dans l'absolu silence, sa solitude se trouva élargie et complète. Jamais un mot, sur rien, à personne.

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