Hélène, le lendemain, eut toutes sortes d'idées pratiques. Elle s'éveilla avec l'impérieux besoin de veiller elle-même sur son bonheur, frissonnante à la crainte de perdre Henri par quelque imprudence. A cette heure frileuse du lever, tandis que la chambre engourdie dormait encore, elle l'adorait, elle le désirait, dans un élan de tout son être. Jamais elle ne s'était connu ce souci d'être habile. Sa première pensée fut qu'elle devait voir Juliette le matin même. Elle éviterait ainsi des explications fâcheuses, des recherches qui pouvaient tout compromettre.

Lorsqu'elle arriva chez madame Deberle, vers neuf heures, elle la trouva déjà levée, pâle et les yeux rougis comme une héroïne de drame. Et, dès qu'elle l'aperçut, la pauvre femme se jeta dans ses bras en pleurant, en l'appelant son bon ange. Elle n'aimait pas du tout ce Malignon, oh ! elle le jurait ! Mon Dieu ! quelle aventure stupide ! Elle en serait morte, c'était certain ! car, maintenant, elle ne se sentait pas faite le moins du monde pour ces machines-là, les mensonges, les souffrances, les tyrannies d'un sentiment toujours le même. Comme cela lui semblait bon de se retrouver libre ! Elle riait d'aise ; puis, elle sanglota de nouveau en suppliant son amie de ne pas la mépriser. Au fond de sa fièvre, il y avait de la peur, elle croyait que son mari savait tout. La veille, il était rentré agité. Elle accabla Hélène de questions. Alors,celle-ci, avec une audace et une facilité qui l'étonnaient elle-même, lui conta une histoire dont elle inventait les détails un à un, abondamment. Elle lui jura que son mari ne se doutait de rien. C'était elle qui, ayant tout appris et voulant la sauver, avait imaginé d'aller ainsi troubler le rendez-vous. Juliette l'écoutait, acceptait ce roman, le visage éclairé d'une joie débordante, au milieu de ses larmes. Elle se jeta une fois encore à son cou. Et Hélène n'était nullement gênée par ses caresses, elle n'éprouvait aucun des scrupules de loyauté dont elle avait souffert autrefois. Lorsqu'elle la quitta, après lui avoir fait promettre d'être calme, elle riait au fond d'elle de son adresse, elle sortait ravie.

Quelques jours se passèrent. Toute l'existence d'Hélène se trouvait déplacée, elle ne vivait plus chez elle, elle vivait chez Henri, par ses pensées de chaque heure. Plus rien n'existait que le petit hôtel voisin, où son cœur battait. Dès qu'elle trouvait un prétexte, elle accourait, elle s'oubliait, satisfaite de respirer le même air. Dans ce premier ravissement de la possession, la vue de Juliette l'attendrissait comme une dépendance d'Henri. Pourtant celui-ci n'avait pu encore la rencontrer un instant seule. Elle semblait mettre un raffinement à retarder l'heure du second rendez-vous. Un soir, comme il la reconduisait jusqu'au vestibule, elle lui avait seulement fait jurer de ne pas revoir la maison du passage des Eaux, en ajoutant qu'il la compromettrait. Tous deux frémissaient dans l'attente de l'étreinte passionnée dont ils se reprendraient, ils ne savaient plus où, quelque part, une nuit. Et Hélène, hantée de ce désir, n'existait désormais que pour cette minute-là, indifférente auxautres, passant ses journées à l'espérer, très heureuse et ayant seulement dans son bonheur la sensation inquiète que Jeanne toussait autour d'elle.

Jeanne toussait d'une petite toux sèche, fréquente, qui s'accentuait davantage vers le soir. Elle avait alors de légers accès de fièvre ; des sueurs l'affaiblissaient pendant son sommeil. Lorsque sa mère l'interrogeait, elle répondait qu'elle n'était pas malade, qu'elle ne souffrait pas. C'était sans doute une fin de rhume. Et Hélène, tranquillisée par cette explication, n'ayant plus la conscience nette de ce qui se passait à ses côtés, gardait pourtant, dans le ravissement où elle vivait, le sentiment confus d'une douleur, comme un poids dont la meurtrissure la faisait saigner à une place qu'elle n'aurait pu dire. Parfois, au milieu d'une de ces joies sans cause qui la baignaient de tendresse, une anxiété la prenait, il lui semblait qu'un malheur était derrière elle. Elle se retournait et elle souriait. Quand on est trop heureuse, on tremble toujours. Personne n'était là. Jeanne venait de tousser, mais elle buvait de la tisane, ce ne serait rien.

Cependant, un après-midi, le vieux docteur Bodin, qui montait en ami de la maison, avait fait traîner sa visite, préoccupé, étudiant Jeanne du coin de ses petits yeux bleus. Il l'interrogeait en ayant l'air de jouer avec elle. Ce jour-là, il ne dit rien. Mais, deux jours après, il reparut ; et, cette fois, sans examiner Jeanne, avec la gaieté d'un vieillard qui a vu beaucoup de choses, il mit la conversation sur les voyages. Autrefois, il avait servi comme chirurgien militaire ; il connaissait toute l'Italie. C'était un pays superbe qu'il fallait admirer au printemps. Pourquoi madame Grandjean n'y menait-elle pas sa fille ?Il en vint ainsi, après d'habiles transitions, à conseiller un séjour là-bas, au pays du soleil, comme il le disait. Hélène le regardait fixement. Alors, il se récria ; ni l'une ni l'autre n'était malade, certes seulement, cela rajeunissait de changer d'air. Elle était devenue toute blanche, prise d'un froid mortel, à la pensée de quitter Paris. Mon Dieu ! s'en aller si loin, si loin ! perdre Henri tout d'un coup, laisser leurs amours sans lendemain ! c'était en elle un tel déchirement, qu'elle se pencha vers Jeanne, pour cacher son trouble. Est-ce que Jeanne voulait partir ? L'enfant avait noué frileusement ses petits doigts. Oh ! oui, elle voulait bien ! Elle voulait bien aller dans du soleil, toutes seules, elle et sa mère, oh ! toutes seules ; et sur sa pauvre figure maigrie, dont la fièvre brûlait les joues, l'espoir d'une vie nouvelle rayonnait. Mais Hélène n'écoutait plus, révoltée et méfiante, persuadée maintenant que tout le monde s'entendait, l'abbé, le docteur Bodin, Jeanne elle-même, pour la séparer d'Henri. En la voyant si blême, le vieux médecin crut qu'il avait manqué de prudence ; il se hâta de dire que rien ne pressait, décidé à revenir sur cet entretien.

Justement, madame Deberle devait rester chez elle, ce jour-là. Dès que le docteur fut parti, Hélène se hâta de mettre son chapeau. Jeanne refusait de sortir ; elle était mieux auprès du feu ; elle serait bien sage et n'ouvrirait pas la fenêtre. Depuis quelque temps, elle ne tourmentait plus sa mère pour l'accompagner, elle la suivait seulement d'un long regard. Puis, lorsqu'elle était seule, elle se rapetissait sur sa chaise et demeurait ainsi des heures, sans bouger.

Maman, est-ce loin, l'Italie ? demanda-t-elle, quand Hélène s'approcha pour l'embrasser.

Oh ! très loin, ma mignonne.

Mais Jeanne la tenait par le cou. Elle ne la laissa pas se relever tout de suite, murmurant :

Hein ? Rosalie garderait ici tes affaires. Nous n'aurions pas besoin d'elle... Vois-tu, avec une malle pas grosse... Oh ! ce serait bon, petite mère ! Rien que nous deux !... Je reviendrais engraissée, tiens ! comme ça.

Elle gonflait les joues et arrondissait les bras. Hélène dit qu'on verrait ; puis, elle s'échappa, en recommandant à Rosalie de bien veiller sur Mademoiselle. Alors, l'enfant se pelotonna au coin de la cheminée, regardant le feu brûler, enfoncée dans une rêverie. De temps à autre, elle avançait machinalement les mains, pour les chauffer. Le reflet de la flamme fatiguait ses grands yeux. Elle était si perdue qu'elle n'entendit pas entrer monsieur Rambaud. Il multipliait ses visites, il venait, disait-il, pour cette femme paralytique que le docteur Deberle n'avait pu encore faire entrer aux Incurables. Quand il trouvait Jeanne seule, il s'asseyait à l'autre coin de la cheminée, il causait avec elle comme avec une grande personne. C'était bien ennuyeux, cette pauvre femme attendait depuis une semaine ; mais il descendrait tout à l'heure, il verrait le docteur, qui lui donnerait peut-être une réponse. Pourtant, il ne bougeait pas.

Ta mère ne t'a donc pas emmenée ? demanda-t-il.

Jeanne eut un mouvement des épaules, plein de lassitude. Cela la dérangeait trop d'aller chez les autres. Plus rien ne lui plaisait.

Elle ajouta :

Je deviens vieille, je ne peux pas jouer toujours... Maman s'amuse dehors, moi, je m'amuse dedans ; alors, nous ne sommes pas ensemble.

Il y eut un silence. L'enfant frissonna, présenta les deux mains au brasier qui brûlait avec une grande lueur rose ; et elle ressemblait, en effet, à une bonne femme, emmitouflée dans un immense châle, un foulard au cou, un autre sur la tête. Au fond de tous ces linges, on la sentait pas plus grosse qu'un oiseau malade, ébouriffé et soufflant dans ses plumes. Monsieur Rambaud, les mains nouées sur ses genoux, contemplait le feu. Puis, se tournant vers Jeanne, il lui demanda si sa mère était sortie la veille. Elle répondit d'un signe affirmatif. Et l'avant-veille, et le jour d'auparavant ? Elle disait toujours oui, d'un hochement du menton. Sa mère sortait tous les jours. Alors, monsieur Rambaud et la petite se regardèrent longuement, avec des figures blanchies et graves, comme s'ils avaient à mettre en commun un grand chagrin. Ils n'en parlaient point, parce qu'une gamine et un homme vieux ne pouvaient causer de cela ensemble ; mais ils savaient bien pourquoi ils étaient si tristes et pourquoi ils aimaient à rester ainsi à droite et à gauche de la cheminée, quand la maison était vide. Cela les consolait beaucoup. Ils se serraient l'un contre l'autre, pour sentir moins leur abandon. Des effusions de tendresse leur venaient, ils auraient voulu s'embrasser et pleurer.

Tu as froid, bon ami, j'en suis sûre... Approche-toi du feu.

Mais non, ma chérie, je n'ai pas froid.

Oh ! tu mens, tes mains sont glacées... Approche-toi ou je me fâche.

Puis, c'était lui qui s'inquiétait.

Je parie qu'on ne t'a pas laissé de tisane... Je vais t'en faire, veux-tu ? Oh ! je sais très bien la faire... Si je te soignais, tu verrais, tu ne manquerais de rien.

Il ne se permettait pas des allusions plus claires. Jeanne, vivement, répondait que la tisane la dégoûtait ; on lui en faisait trop boire. Pourtant, des fois, elle consentait à ce que monsieur Rambaud tournât autour d'elle, comme une mère ; il lui glissait un oreiller sous les épaules, lui donnait sa potion qu'elle allait oublier, la soutenait dans la chambre, pendue à son bras. C'étaient des gâteries qui les attendrissaient tous deux. Comme Jeanne le disait avec ses regards profonds dont la flamme troublait tant le bonhomme, ils jouaient au papa et à la petite fille, pendant que sa mère n'était pas là. Tout d'un coup, des tristesses les prenaient, ils ne parlaient plus, s'examinant à la dérobée, avec de la pitié l'un pour l'autre.

Ce jour-là, après un long silence, l'enfant répéta la question qu'elle avait déjà posée à sa mère :

Est-ce loin, l'Italie ?

Oh ! je crois bien, dit monsieur Rambaud. C'est là-bas, derrière Marseille, au diable... Pourquoi me demandes-tu ça ?

Parce que, déclara-t-elle gravement.

Alors, elle se plaignit de ne rien savoir. Elle était toujours malade, on ne l'avait jamais mise en pension. Tous deux se turent, la grande chaleur du feu les endormait.

Cependant, Hélène avait trouvé madame Deberle et sa sœur Pauline dans le pavillon japonais, où elles passaient souvent les après-midi. Il y faisait très chaud, une bouche de calorifère y soufflait une haleine étouffante. Les larges glaces étaient fermées, on apercevait l'étroit jardin en toilette d'hiver, pareil à une grande sépia traitée avec un fini merveilleux, détachant sur la terre brune les petites branches noires des arbres. Les deux sœurs se disputaient vertement.

Laisse-moi donc tranquille ! criait Juliette, notre intérêt bien entendu est de soutenir la Turquie.

Moi, j'ai causé avec un Russe, répondit Pauline tout aussi animée. On nous aime à Saint-Pétersbourg, nos alliés véritables sont de ce côté. Mais Juliette prit un air grave, et croisant les bras :

Alors, qu'est-ce que tu fais de l'équilibre européen ?

La question d'Orient passionnait Paris. La conversation courante était là, toute femme un peu répandue ne pouvait décemment parler d'autre chose. Aussi, depuis deux jours, madame Deberle se plongeait-elle avec conviction dans la politique extérieure. Elle avait des idées très arrêtées sur les différentes éventualités qui menaçaient de se produire. Sa sœurPauline l'agaçait beaucoup, parce qu'elle se donnait l'originalité de soutenir la Russie, contrairement aux intérêts évidents de la France. Elle voulait la convaincre, puis elle se fâchait.

Tiens ! tais-toi, tu parles comme une sotte... Si seulement tu avais étudié la question avec moi...

Elle s'interrompit, pour saluer Hélène, qui entrait.

Bonjour, ma chère. Vous êtes bien gentille d'être venue... Vous ne savez rien. On parlait ce matin d'un ultimatum. La séance de la Chambre des communes a été très agitée.

Non, je ne sais rien, répétait Hélène, que la question stupéfiait. Je sors si peu !

D'ailleurs, Juliette n'avait pas attendu la réponse. Elle expliquait à Pauline pourquoi il fallait neutraliser la mer Noire, tout en nommant de temps à autre des généraux anglais et des généraux russes, familièrement, avec une prononciation très correcte. Mais Henri venait de paraître, tenant à la main un paquet de journaux. Hélène comprit qu'il descendait pour elle. Leurs yeux s'étaient cherchés, ils avaient appuyé fortement leurs regards l'un sur l'autre. Ensuite ils s'enveloppèrent tout entiers dans la longue et silencieuse poignée de main qu'ils se donnèrent.

Qu'y a-t-il dans les journaux ? demanda fiévreusement Juliette.

Dans les journaux, ma chère, dit le docteur ; mais il n'y a jamais rien.

Alors, on oublia un instant la question d'Orient. Il fut, à plusieurs reprises, question de quelqu'un sur qui l'on comptait et qui n'arrivait pas. Pauline faisait remarquer que trois heures allaient sonner. Oh ! il viendrait, affirmait madame Deberle ; il avait trop formellement promis ; et elle ne nommait personne. Hélène écoutait sans entendre. Tout ce qui n'était pas Henri ne l'intéressait point. Elle n'apportait plus d'ouvrage, elle faisait des visites de deux heures, étrangère à la conversation, la tête occupée souvent du même rêve enfantin, imaginant que les autres disparaissaient par un prodige et qu'elle restait seule avec lui. Cependant, elle répondit à Juliette qui la questionnait, tandis que le regard d'Henri, toujours posé sur le sien, la fatiguait délicieusement. Il passa derrière elle, comme pour relever un des stores, et elle sentit bien qu'il exigeait un rendez-vous, au frisson dont il effleura sa chevelure. Elle consentait, elle n'avait plus la force d'attendre.

On a sonné, ce doit être lui, dit Pauline tout d'un coup.

Les deux sœurs prirent un air indifférent. Ce fut Malignon qui se présenta, plus correct encore que de coutume, avec une pointe de gravité. Il serra les mains qui se tendaient vers lui ; mais il évita ses plaisanteries habituelles, il rentrait en cérémonie dans la maison où il n'avait plus paru depuis quelque temps. Pendant que le docteur et Pauline se plaignaient de la rareté de ses visites, Juliette se pencha à l'oreille d'Hélène, qui, malgré sa souveraine indifférence, restait surprise.

Hein ? cela vous étonne ?... Mon Dieu ! je ne lui en veux pas. Au fond, il est si bon garçon qu'on ne peut rester fâché... Imaginez-vous qu'il a déterré un mari pour Pauline. C'est gentil, vous ne trouvez pas ?

Sans doute, murmura Hélène par complaisance.

Oui, un de ses amis, très riche, qui ne songeait pas du tout à se marier, et qu'il a juré de nous amener... Nous l'attendions aujourd'hui pour avoir la réponse définitive... Alors, vous comprenez, j'ai dû passer par-dessus bien des choses. Oh ! il n'y a plus de danger, nous nous connaissons maintenant.

Elle eut un joli rire, rougit un peu au souvenir qu'elle évoquait ; puis, elle s'empara vivement de Malignon. Hélène souriait également. Ces facilités de l'existence l'excusaient elle-même. On avait bien tort de rêver des drames noirs, tout se dénouait avec une bonhomie charmante. Mais, pendant qu'elle goûtait ainsi un lâche bonheur à se dire que rien n'était défendu, Juliette et Pauline venaient d'ouvrir la porte du pavillon et d'entraîner Malignon dans le jardin. Tout d'un coup, elle entendit, derrière sa nuque, la voix d'Henri, basse et ardente :

Je vous en prie, Hélène, oh ! je vous en prie...

Elle tressaillit, regarda autour d'elle avec une soudaine inquiétude. Ils étaient bien seuls, elle aperçut les trois autres marchant à petits pas dans une allée. Henri avait osé la prendre aux épaules, et elle tremblait, et sa terreur était pleine d'ivresse.

Quand vous voudrez, balbutia-t-elle, comprenant bien qu'il lui demandait un rendez-vous.

Et, rapidement, ils échangèrent quelques paroles.

Attendez-moi ce soir, dans cette maison du passage des Eaux.

Non, je ne puis pas... Je vous ai expliqué, vous m'avez juré...

Autre part alors, où il vous plaira, pourvu que je vous voie... Chez vous, cette nuit ?

Elle se révolta. Mais elle ne put refuser que d'un geste, reprise de peur, en voyant les deux femmes et Malignon qui revenaient. Madame Deberle avait feint d'emmener le jeune homme pour lui montrer une merveille, des touffes de violettes en pleine fleur, malgré le temps froid. Elle hâta le pas, elle rentra la première, rayonnante.

C'est fait ! dit-elle.

Quoi donc ? demanda Hélène, encore toute secouée, ne se rappelant plus.

Mais ce mariage !... Ah ! quel débarras ! Pauline commençait à ne pas être commode... Le jeune homme l'a vue et la trouve charmante.

Demain, nous dînerons tous chez papa... J'aurais embrassé Malignon pour sa bonne nouvelle.

Henri, avec un sang-froid parfait, avait manœuvré de façon à s'éloigner d'Hélène. Lui aussi trouvait Malignon charmant. Il parut se réjouir beaucoup avec sa femme devoir enfin leur petite sœur placée. Puis, il avertit Hélène qu'elle allait perdre un de ses gants. Elle le remercia. Dans le jardin, on entendait la voix de Pauline qui plaisantait ; elle se penchait vers Malignon, lui chuchotait des mots entrecoupés, et éclatait de rire, lorsqu'il lui répondait également à l'oreille. Sans doute il lui faisait des confidences sur le futur. Par la porte du pavillon laissée ouverte, Hélène respirait l'air froid avec délices.

C'était à ce moment, dans la chambre, que Jeanne et monsieur Rambaud se taisaient, engourdis par la grosse chaleur du brasier. L'enfant sortit de ce long silence, en demandant tout d'un coup, comme si cette demande eût été la conclusion de sa rêverie :

Veux-tu que nous allions à la cuisine ?... Nous verrons si nous n'apercevons pas maman.

Je veux bien, répondit monsieur Rambaud.

Elle était plus forte, ce jour-là. Elle vint, sans être soutenue, appuyer son visage à une vitre. Monsieur Rambaud, lui aussi, regardait dans le jardin. Il n'y avait pas de feuilles, on distinguait nettement l'intérieur du pavillon japonais, par les grandes glaces claires. Rosalie, en train de soigner un pot-au-feu, traita Mademoiselle de curieuse. Mais l'enfant avait reconnu la robe de sa mère ; et elle la montrait, elle s'écrasait la face contre la vitre, pour mieux voir. Cependant, Pauline levait la tête, faisait des signes. Hélène parut, appela de la main.

On vous a aperçue, Mademoiselle, répétait la cuisinière. On vous dit de descendre.

Il fallut que monsieur Rambaud ouvrît la fenêtre. On le priait d'amener Jeanne, tout le monde la demandait. Jeanne s'était sauvée dans la chambre, refusant violemment, accusant son bon ami d'avoir fait exprès de taper contre la vitre. Elle aimait bien regarder sa mère, mais elle ne voulait plus aller dans cette maison-là ; et, à toutes les questions suppliantes que lui adressait monsieur Rambaud, elle lui répondait par son terrible " parce que ", qui expliquait tout.

Ce n'est pas toi qui devrais me forcer, dit-elle enfin, d'un air sombre.

Mais il lui répétait qu'elle causerait beaucoup de peine à sa mère, qu'on ne pouvait pas faire des sottises aux gens. Il la couvrirait bien, elle n'aurait pas froid ; et, en parlant, il nouait le châle autour de sa taille, il ôtait le foulard qu'elle avait sur la tête, pour la coiffer d'une petite capeline en tricot. Quand elle fut prête, elle protesta encore. Enfin, elle se laissa emmener, à la condition qu'il la remonterait tout de suite, si elle se sentait trop malade. La concierge leur ouvrit la porte de communication, on les accueillit dans le jardin par des exclamations joyeuses. Madame Deberle surtout témoigna beaucoup d'affection à Jeanne ; elle l'installa dans un fauteuil, près de la bouche de chaleur, voulut qu'on fermât tout de suite les glaces, en faisant remarquer que l'air était un peu vif pour la chère enfant. Malignon était parti. Et, comme Hélène rentrait les cheveux ébouriffés de la petite, un peu honteuse de la voir ainsi chez le monde, emmaillotée dans un châle et coiffée d'une capeline, Juliette s'écria :

Laissez donc ! est-ce que nous ne sommes pas en famille ?... Cette pauvre Jeanne ! elle nous manquait.

Elle sonna, elle demanda si mademoiselle Smithson et Lucien n'étaient pas rentrés de leur promenade quotidienne. Ils n'étaient pas rentrés. D'ailleurs, Lucien devenait impossible, il avait fait pleurer la veille les cinq demoiselles Levasseur.

Voulez-vous que nous jouions à pigeon vole ? demanda Pauline, que l'idée de son prochain mariage affolait. Ce n'est pas fatigant.

Mais Jeanne refusa d'un signe de tête. Longuement, entre ses cils baissés, elle promenait son regard sur les personnes qui l'entouraient. Le docteur venait d'apprendre à monsieur Rambaud que sa protégée était enfin admise aux Incurables, et celui-ci, très ému, lui serrait les mains, comme s'il avait reçu un grand bienfait personnel. Chacun s'allongea dans un fauteuil, la conversation prit une intimité charmante. Les voix se ralentissaient, des silences se faisaient par moments. Comme madame Deberle et sa sœur causaient ensemble, Hélène dit aux deux hommes :

Le docteur Bodin nous a conseillé un voyage en Italie.

Ah ! c'est pour cela que Jeanne m'a questionné ! s'écria monsieur Rambaud. Ça te ferait donc plaisir d'aller là-bas ?

L'enfant, sans répondre, mit ses deux petites mains sur sa poitrine, tandis que sa face grise s'illuminait. Son regard s'était coulé vers le docteur, avec crainte, car elleavait compris que sa mère le consultait. Il avait eu un léger tressaillement, il restait très froid. Mais, brusquement, Juliette se jeta dans la conversation, voulant comme d'habitude être à tous les sujets.

De quoi ? vous parlez de l'Italie ?... Est-ce que vous ne disiez pas que vous partez pour l'Italie ?... Ah bien ! la rencontre est drôle ! Justement, ce matin, je tourmentais Henri pour qu'il me menât à Naples... Imaginez-vous que, depuis dix ans, je rêve de voir Naples. Tous les printemps, il me promet, puis il ne tient pas sa parole.

Je ne t'ai pas dit que je ne voulais pas, murmura le docteur.

Comment, tu ne m'as pas dit ?... Tu as refusé carrément, en m'expliquant que tu ne pouvais quitter tes malades.

Jeanne écoutait. Une grande ride coupait son front pur, pendant que, machinalement, elle tordait ses doigts, les uns après les autres.

Oh ! mes malades, reprit le médecin, pour quelques semaines, je les confierais bien à un confrère... Si je croyais te faire un si grand plaisir...

Docteur, interrompit Hélène, est-ce que vous êtes aussi d'avis qu'un pareil voyage serait bon pour Jeanne ?

Excellent, cela la remettrait complètement sur pied... Les enfants se trouvent toujours bien d'un voyage.

Alors, s'écria Juliette, nous emmenons Lucien, nous partons tous ensemble... Veux-tu ?

Mais, sans doute, je veux tout ce que tu voudras, répondit-il avec un sourire.

Jeanne, baissant la tête, essuya deux grosses larmes de colère et de douleur qui lui brûlaient les yeux. Et elle se laissa aller au fond du fauteuil, comme pour ne plus entendre et ne plus voir, pendant que madame Deberle, ravie de cette distraction inespérée qui se présentait à elle, éclatait en paroles bruyantes. Oh ! que son mari était gentil ! Elle l'embrassa pour la peine. Tout de suite elle causa des préparatifs. On partirait la semaine suivante. Mon Dieu ! jamais elle n'aurait le temps de tout apprêter ! Puis, elle voulut tracer un itinéraire ; il fallait passer par là ; on resterait huit jours à Rome, on s'arrêterait dans un petit pays charmant dont madame de Guiraud lui avait parlé ; et elle finit par se disputer avec Pauline, qui demandait qu'on retardât le voyage, pour en être avec son mari.

Ah ! non, par exemple ! disait-elle. On fera la noce à notre retour.

On oubliait Jeanne. Elle examinait fixement sa mère et le docteur. Certes, maintenant, Hélène acceptait ce voyage, qui devait la rapprocher d'Henri. C'était une grande joie : s'en aller tous les deux au pays du soleil, vivre les journées côte à côte, profiter des heures libres. Un rire de soulagement montait à ses lèvres, elle avait eu si peur de le perdre, elle était si heureuse de pouvoir partir avec tous ses amours ! Et, pendant que Juliette déroulait les contrées qu'ils traverseraient, tous les deux croyaient déjà marcher dans un printemps idéal, sedisaient d'un regard qu'ils s'aimeraient là, et là encore, partout où ils passeraient ensemble.

Cependant, monsieur Rambaud, qu'une tristesse avait peu à peu rendu silencieux, s'aperçut du malaise de Jeanne.

Est-ce que tu n'es pas bien, ma chérie ? demanda-t-il à mi-voix.

Oh ! non, j'ai trop de mal... Remonte-moi, je t'en supplie.

Mais il faut prévenir ta mère.

Non, non, maman est occupée, elle n'a pas le temps... Remonte-moi, remonte-moi.

Il la prit dans ses bras, il dit à Hélène que l'enfant se sentait un peu fatiguée. Alors, elle le pria de l'attendre en haut, elle les suivait. La petite, quoique bien légère, lui glissait des mains, et il dut s'arrêter au second étage. Elle avait appuyé la tête à son épaule, tous deux se regardaient avec beaucoup de chagrin. Pas un bruit ne troublait le silence glacé de l'escalier. Il murmura :

Tu es contente, n'est-ce pas, d'aller en Italie ?

Mais elle éclata en sanglots, balbutiant qu'elle ne voulait plus, qu'elle préférait mourir dans sa chambre. Oh ! elle n'irait pas ; elle tomberait malade, elle le sentait bien. Nulle part, elle n'irait nulle part. On pouvait donner ses petits souliers aux pauvres. Puis, au milieu de ses pleurs, elle lui parla tout bas.

Tu te rappelles ce que tu m'as demandé, un soir ?

Quoi donc, ma mignonne ?

De rester toujours avec maman, toujours, toujours... Eh bien ! si tu veux encore, moi je veux aussi.

Des larmes vinrent aux yeux de monsieur Rambaud. Il la baisa tendrement, tandis qu'elle ajoutait en baissant la voix davantage :

Tu es peut-être fâché parce que je me suis mise en colère. Je ne savais pas, vois-tu... Mais c'est toi que je veux. Oh ! tout de suite, dis ? tout de suite... Je t'aime mieux que l'autre...

En bas, dans le pavillon, Hélène s'oubliait de nouveau. On causait toujours du voyage. Elle éprouvait un besoin impérieux d'ouvrir son cœur gonflé, de dire à Henri tout le bonheur qui l'étouffait. Alors, tandis que Juliette et Pauline discutaient le nombre de robes à emporter, elle se pencha vers lui, elle lui donna le rendez-vous qu'elle avait refusé une heure auparavant.

Venez cette nuit, je vous attendrai.

Et, comme elle remontait enfin, elle rencontra Rosalie, bouleversée, qui descendait l'escalier en courant. Dès qu'elle aperçut sa maîtresse, la bonne cria :

Madame ! Madame ! dépêchez-vous !... Mademoiselle n'est pas bien. Elle crache le sang.

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