La convalescence dura des mois. En août, Jeanne était encore au lit. Elle se levait une heure ou deux, vers le soir, et c'était une immense fatigue pour elle que d'aller jusqu'à la fenêtre, où elle restait allongée dans un fauteuil, en face de Paris incendié par le soleil couchant. Ses pauvres jambes refusaient de la porter ; comme elle le disait avec un pâle sourire, elle n'avait point assez de sang pour un petit oiseau, il fallait attendre qu'elle mangeât beaucoup de soupe. On lui coupait de la viande crue dans du bouillon. Elle avait fini par aimer ça, parce qu'elle aurait bien voulu descendre jouer au jardin.

Ces semaines, ces mois qui coulaient, passèrent, monotones et charmants, sans qu'Hélène comptât les jours. Elle ne sortait plus, elle oubliait le monde entier, auprès de Jeanne. Pas une nouvelle du dehors n'arrivait jusqu'à elle. C'était, devant Paris emplissant l'horizon de sa fumée et de son bruit, une retraite plus reculée et plus close que les saints ermitages perdus dans les rocs. Son enfant était sauvée, cette certitude lui suffisait, elle employait les journées à guetter le retour de la santé, heureuse d'une nuance, d'un regard brillant, d'un geste gai. A chaque heure, elle retrouvait sa fille davantage, avec ses beaux yeux et ses cheveux qui redevenaient souples. Il lui semblait qu'elle lui donnait la vie une seconde fois. Plus la résurrection était lente, et plus elle en goûtait les délices, se souvenant des jours lointains oùelle la nourrissait, éprouvant, à la voir reprendre des forces, une émotion plus vive encore qu'autrefois, lorsqu'elle mesurait ses deux petits pieds dans ses mains jointes, pour savoir si elle marcherait bientôt.

Cependant, une inquiétude lui restait. A plusieurs reprises, elle avait remarqué cette ombre qui blêmissait le visage de Jeanne, tout d'un coup méfiante et farouche. Pourquoi, au milieu d'une gaieté, changeait-elle ainsi brusquement ? Souffrait-elle, lui cachait-elle quelque réveil de la douleur ?

Dis-moi, ma chérie, qu'as-tu ?... Tu riais tout à l'heure, et te voici le cœur gros. Réponds-moi, as-tu bobo quelque part ?

Mais Jeanne, violemment, tournait la tête, s'enfonçait la face dans l'oreiller.

Je n'ai rien, disait-elle d'une voix brève. Je t'en prie, laisse-moi.

Et elle gardait des rancunes d'un après-midi, les yeux fixés sur le mur, s'entêtant, tombant à de grandes tristesses que sa mère désolée ne pouvait comprendre. Le docteur ne savait que dire ; les accès se produisaient toujours lorsqu'il était là, et il les attribuait à l'état nerveux de la malade. Surtout il recommandait qu'on évitât de la contrarier.

Un après-midi, Jeanne dormait. Henri, qui l'avait trouvée très bien, s'était attardé dans la chambre, causant avec Hélène, occupée de nouveau à ses éternels travaux de couture devant la fenêtre. Depuis la terrible nuit où, dans un cri de passion, elle lui avait avoué son amour,tous deux vivaient sans une secousse, se laissant aller à cette douceur de savoir qu'ils s'aimaient, insoucieux du lendemain, oublieux du monde. Auprès du lit de Jeanne, dans cette pièce émue encore de l'agonie de l'enfant, une chasteté les protégeait contre toute surprise des sens. Cela les calmait, d'entendre son haleine d'innocente. Pourtant, à mesure que la malade se montrait plus forte, leur amour, lui aussi, prenait des forces ; du sang lui venait, ils demeuraient côte à côte, frémissants, jouissant de l'heure présente, sans vouloir se demander ce qu'ils feraient lorsque Jeanne serait debout et que leur passion éclaterait, libre et bien portante.

Pendant des heures, ils se berçaient de quelques paroles, dites de loin en loin, à voix basse, pour ne pas réveiller la petite. Les paroles avaient beau être banales, elles les touchaient profondément. Ce jour-là, ils étaient très attendris l'un et l'autre.

Je vous jure qu'elle va beaucoup mieux, dit le docteur. Avant quinze jours, elle pourra descendre au jardin.

Hélène piquait vivement son aiguille. Elle murmura :

Hier, elle a encore été bien triste... Mais, ce matin, elle riait ; elle m a promis d'être sage.

Il y eut un long silence. L'enfant dormait toujours, d'un sommeil qui les enveloppait l'un et l'autre d'une grande paix. Quand elle reposait ainsi, ils se sentaient soulagés, ils s'appartenaient davantage.

Vous n'avez plus vu le jardin ? reprit Henri. Il est plein de fleurs à présent.

Les marguerites ont poussé, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.

Oui, la corbeille est superbe... Les clématites sont montées jusque dans les ormes. On dirait un nid de feuilles.

Le silence recommença. Hélène, cessant de coudre, l'avait regardé avec un sourire, et leur pensée commune les promenait tous deux dans des allées profondes, des allées idéales, noires d'ombre et où tombaient des pluies de roses. Lui, penché sur elle, buvait la légère odeur de verveine, qui montait de son peignoir. Mais un froissement de linge les troubla.

Elle s'éveille, dit Hélène qui leva la tête.

Henri s'était écarté. Il jeta également un regard du côté du lit. Jeanne venait de prendre son oreiller entre ses petits bras ; et, le menton enfoncé dans la plume, elle avait à présent la face entièrement tournée vers eux. Mais ses paupières restaient closes ; elle parut se rendormir, l'haleine de nouveau lente et régulière.

Vous cousez donc toujours ? demanda-t-il, en se rapprochant.

Je ne puis rester les mains inoccupées, répondit-elle. C'est machinal, ça règle mes pensées... Pendant des heures, je pense à la même chose sans fatigue.

Il ne dit plus rien, il suivait son aiguille qui piquait le calicot avec un petit bruit cadencé ; et il lui semblait que ce fil emportait et nouait un peu de leurs deux existences. Pendant des heures, elle aurait pu coudre, il serait resté là, à entendre le langage de l'aiguille, ce bercement quiramenait en eux le même mot, sans les lasser jamais. C'était leur désir, des journées passées ainsi, dans ce coin de paix, à se serrer l'un près de l'autre, tandis que l'enfant dormait et qu'ils évitaient de remuer, afin de ne point troubler son sommeil. Immobilité délicieuse, silence où ils entendaient leurs cœurs, douceur infinie qui les ravissait dans une sensation unique d'amour et d'éternité !

Vous êtes bonne, vous êtes bonne, murmura-t-il à plusieurs reprises, ne trouvant que cette parole pour exprimer la joie qu'il lui devait.

Elle avait de nouveau levé la tête, n'éprouvant aucune gêne à se sentir si ardemment aimée. Le visage d'Henri était près du sien. Un instant, ils se contemplèrent.

Laissez-moi travailler, dit-elle à voix très basse. Je n'aurai jamais fini.

Mais, à ce moment, une inquiétude instinctive la fit se tourner. Et elle vit Jeanne, la face toute pâle, qui les regardait, de ses yeux grandis, d'un noir d'encre. L'enfant n'avait pas bougé, le menton dans la plume, serrant toujours l'oreiller entre ses petits bras. Elle venait seulement d'ouvrir les yeux, et elle les regardait.

Jeanne, qu'as-tu ? demanda Hélène. Es-tu malade ? Veux-tu quelque chose ?

Elle ne répondait pas, elle ne bougeait pas, n'abaissait même pas les paupières, avec ses grands yeux fixes, d'où sortait une flamme. L'ombre farouche était descendue sur son front, ses joues blêmissaient et se creusaient. Déjà elle renversait les poignets, comme à l'approche d'une crise de convulsions. Hélène se leva vivement, en lasuppliant de parler ; mais elle gardait sa raideur entêtée, elle arrêtait sur sa mère des regards si noirs, que celle-ci finissait par rougir et balbutier :

Docteur, voyez donc, que lui prend-il ?

Henri avait reculé sa chaise de la chaise d'Hélène. Il s'approcha du lit, voulut s'emparer d'une des petites mains qui étreignaient si rudement l'oreiller. Alors, à ce contact, Jeanne parut recevoir une secousse. D'un bond elle se tourna vers le mur, en criant :

Laissez-moi, vous !... Vous me faites du mal !

Elle s'était enfouie sous la couverture. Vainement, pendant un quart d'heure, tous deux essayèrent de la calmer par de douces paroles. Puis, comme ils insistaient, elle se souleva, les mains jointes, suppliante.

Je vous en prie, laissez-moi... Vous me faites du mal. Laissez-moi.

Hélène, bouleversée, alla se rasseoir devant la fenêtre. Mais Henri ne reprit pas sa place auprès d'elle. Ils venaient de comprendre enfin, Jeanne était jalouse. Ils ne trouvèrent plus un mot. Le docteur marcha une minute en silence, puis il se retira, en voyant les regards anxieux que la mère jetait sur le lit. Dès qu'il se fut éloigné, elle retourna près de sa fille, l'enleva de force entre ses bras. Et elle lui parlait longuement.

Ecoute, ma mignonne, je suis seule... Regarde-moi, réponds-moi... Tu ne souffres pas ? Alors, c'est que je t'ai fait de la peine ? Il faut tout me dire... C'est à moi que tu en veux ? Qu'est-ce que tu as sur le cœur ?

Mais elle eut beau l'interroger, donner à ses questions toutes les formes, Jeanne jurait toujours qu'elle n'avait rien. Puis, brusquement, elle cria, elle répéta :

Tu ne m'aimes plus... tu ne m'aimes plus...

Et elle éclata en gros sanglots, elle noua ses bras convulsifs autour du cou de sa mère, en lui couvrant le visage de baisers avides. Hélène, le cœur meurtri, étouffant d'une tristesse indicible, la garda longtemps sur sa poitrine, en mêlant ses larmes aux siennes et en lui faisant le serment de ne jamais aimer personne autant qu'elle.

A partir de ce jour, la jalousie de Jeanne s'éveilla pour une parole, pour un regard. Tant qu'elle s'était trouvée en danger, un instinct lui avait fait accepter cet amour qu'elle sentait si tendre autour d'elle et qui la sauvait. Mais, à présent, elle redevenait forte, elle ne voulait plus partager sa mère. Alors, elle se prit d'une rancune pour le docteur, d'une rancune qui grandissait sourdement et tournait à la haine, à mesure qu'elle se portait mieux. Cela couvait dans sa tête obstinée, dans son petit être soupçonneux et muet. Jamais elle ne consentit à s'en expliquer nettement. Elle-même ne savait pas. Elle avait mal là, quand le docteur s'approchait trop près de sa mère ; et elle mettait les deux mains sur sa poitrine. C'était tout, ça la brûlait, tandis qu'une colère furieuse l'étranglait et la pâlissait. Et elle ne pouvait pas empêcher ça ; elle trouvait les gens bien injustes, elle se raidissait davantage, sans répondre, lorsqu'on la grondait d'être si méchante. Hélène, tremblante, n'osant la pousser à se rendre compte de son malaise, détournait les yeuxdevant ce regard d'une enfant de onze ans, où luisait trop tôt toute la vie de passion d'une femme.

Jeanne, tu me fais beaucoup de peine, lui disait-elle, les larmes aux yeux, lorsqu'elle la voyait dans un accès d'emportement fou, qu'elle contenait et dont elle étouffait.

Mais cette parole, toute-puissante autrefois, qui la ramenait en larmes aux bras d'Hélène, ne la touchait plus. Son caractère changeait. Dix fois dans une journée, elle montrait des humeurs différentes. Le plus souvent, elle avait une voix brève et impérative, parlant à sa mère comme elle aurait parlé à Rosalie, la dérangeant pour les plus petits services, s'impatientant, se plaignant toujours.

Donne-moi une tasse de tisane... Comme tu es longue ! On me laisse mourir de soif.

Puis, lorsque Hélène lui donnait la tasse :

Ce n'est pas sucré... Je n'en veux pas.

Elle se recouchait violemment, elle repoussait une seconde fois la tisane, en disant qu'elle était trop sucrée. On ne voulait plus la soigner, on le faisait exprès. Hélène, qui craignait de l'affoler davantage, ne répondait pas, la regardait, avec de grosses larmes sur les joues.

Jeanne surtout réservait ses colères pour les heures où venait le médecin. Dès qu'il entrait, elle s'aplatissait dans le lit, elle baissait sournoisement la tête, comme ces animaux sauvages qui ne tolèrent pas l'approche d'un étranger. Certains jours, elle refusait de parler, lui abandonnant son pouls, se laissant examiner, inerte, les yeux au plafond. D'autres jours, elle ne voulait même pasle voir, et elle se cachait les yeux de ses deux mains, si rageusement, qu'il aurait fallu lui tordre les bras, pour les écarter. Un soir, elle eut cette parole cruelle, comme sa mère lui présentait une cuillerée de potion :

Non, ça m'empoisonne.

Hélène resta saisie, le cœur traversé d'une douleur aiguë, craignant d'aller au fond de cette parole.

Que dis-tu, mon enfant ? demanda-t-elle. Sais-tu bien ce que tu dis ?... Les remèdes ne sont jamais bons. Il faut prendre celui-là.

Mais Jeanne garda son silence entêté, tournant la tête pour ne pas avaler la potion. A partir de ce jour, elle fut capricieuse, prenant ou ne prenant pas les remèdes, selon son humeur du moment. Elle flairait les fioles, les examinait avec méfiance sur la table de nuit. Et quand elle en avait refusé une, elle la reconnaissait ; elle serait plutôt morte que d'en boire une goutte. Le digne monsieur Rambaud pouvait seul la décider parfois. Elle l'accablait maintenant d'une tendresse exagérée, surtout lorsque le docteur était là ; et elle coulait vers sa mère des regards luisants, pour voir si elle souffrait de cette affection qu'elle témoignait à un autre.

Ah ! c'est toi, bon ami ! criait-elle dès qu'il paraissait. Viens t'asseoir là, tout près... Tu as des oranges ?

Elle se soulevait, elle fouillait en riant ses poches, où il y avait toujours des friandises. Puis, elle l'embrassait, jouant toute une comédie de passion, satisfaite et vengée du tourment qu'elle croyait deviner sur la face pâle de samère. Monsieur Rambaud rayonnait d'avoir ainsi fait la paix avec sa petite chérie. Mais, dans l'antichambre, Hélène, en allant à sa rencontre, venait de l'avertir, d'un mot rapide. Alors, tout d'un coup, il semblait apercevoir la potion sur la table.

Tiens ! tu bois donc du sirop ?

Le visage de Jeanne s'assombrissait. Elle disait à demi-voix :

Non, non, c'est mauvais, ça pue, je ne bois pas de ça !

Comment ! tu ne bois pas de ça ? reprenait monsieur Rambaud, d'un air gai. Mais je parie que c'est très bon... Veux-tu me permettre d'en boire un peu ?

Et, sans attendre la permission, il s'en versait une large cuillère et l'avalait sans une grimace, en affectant une satisfaction gourmande.

Oh ! exquis ! murmurait-il. Tu as bien tort... Attends, rien qu'un petit peu.

Jeanne, amusée, ne se défendait plus. Elle voulait bien de tout ce que monsieur Rambaud avait goûté, elle suivait avec attention ses mouvements, semblait étudier sur son visage l'effet de la drogue. Et le brave homme, en un mois, se gorgea ainsi de pharmacie. Lorsque Hélène le remerciait, il haussait les épaules.

Laissez donc ! c'est très bon ! finissait-il par dire, convaincu lui-même, partageant pour son plaisir les médicaments de la petite.

Il passait les soirées auprès d'elle. L'abbé, de son côté, venait régulièrement tous les deux jours. Et elle les gardait le plus longtemps possible, elle se fâchait lorsqu'elle les voyait prendre leurs chapeaux. A présent, elle redoutait d'être seule avec sa mère et le docteur, elle aurait voulu qu'il y eût toujours du monde là, pour les séparer. Souvent elle appelait Rosalie sans motif. Quand ils restaient seuls, ses regards ne les quittaient plus, les poursuivaient dans tous les coins de la chambre. Elle pâlissait, dès qu'ils se touchaient la main. S'ils venaient à échanger une parole à voix basse, elle se soulevait, irritée, voulant savoir. Même elle ne tolérait plus que la robe de sa mère, sur le tapis, effleurât le pied du docteur. Ils ne pouvaient se rapprocher, se regarder, sans qu'aussitôt elle fût prise d'un tremblement. Sa chair endolorie, son pauvre petit être innocent et malade avait une irritation de sensibilité extrême, qui la faisait brusquement se retourner, lorsqu'elle devinait que, derrière elle, ils s'étaient souri. Les jours où ils s'aimaient davantage, elle le sentait dans l'air qu'ils lui apportaient ; et, ces jours-là, elle était plus sombre, elle souffrait comme souffrent les femmes nerveuses, à l'approche de quelque violent orage.

Autour d'Hélène, tout le monde regardait Jeanne comme sauvée. Elle-même s'était peu à peu abandonnée à cette certitude. Aussi finissait-elle par traiter les crises comme des bobos d'enfant gâtée, sans importance. Après les six semaines d'angoisse qu'elle venait de traverser, elle éprouvait un besoin de vivre. Sa fille, maintenant, pouvait se passer de ses soins pendant des heures ; c'était une détente délicieuse, un repos et une volupté que devivre ces heures, elle qui depuis si longtemps ne savait plus si elle existait. Elle fouillait ses tiroirs, retrouvait avec joie des objets oubliés, s'occupait de toutes sortes de menues besognes, pour reprendre le train heureux de sa vie journalière. Et, dans ce renouveau, son amour grandissait, Henri était comme la récompense qu'elle s'accordait d'avoir tant souffert. Au fond de cette chambre, ils se trouvaient hors du monde, ayant perdu le souvenir de tout obstacle. Rien ne les séparait plus que cette enfant, secouée de leur passion.

Alors, justement, ce fut Jeanne qui fouetta leurs désirs. Toujours entre eux, avec ses regards qui les épiaient, elle les forçait à une contrainte continuelle, à une comédie d'indifférence dont ils sortaient plus frissonnants. Pendant des journées, ils ne pouvaient échanger un mot, en sentant qu'elle les écoutait, même lorsqu'elle paraissait prise de somnolence. Un soir, Hélène avait accompagné Henri ; dans l'antichambre, muette, vaincue, elle allait tomber entre ses bras, lorsque Jeanne, derrière la porte refermée, s'était mise à crier : " Maman ! maman ! " d'une voix furieuse, comme si elle avait reçu le contrecoup du baiser ardent dont le médecin effleurait les cheveux de sa mère. Vivement, Hélène dut rentrer, car elle venait d'entendre l'enfant sauter du lit. Elle la trouva grelottante, exaspérée, accourant en chemise. Jeanne ne voulait plus qu'on la quittât. A partir de ce jour, il ne leur resta qu'une poignée de main, à l'arrivée et au départ. Madame Deberle était depuis un mois aux bains de mer avec son petit Lucien ; le docteur, qui disposait de toutes ses heures, n'osait passer plus de dix minutes auprès d'Hélène. Ils avaientcessé leurs longues causeries, si douces, devant la fenêtre. Quand ils se regardaient, une flamme grandissante s'allumait dans leurs yeux.

Ce qui surtout acheva de les torturer, ce furent les changements d'humeur de Jeanne. Elle fondit en larmes, un matin, comme le docteur se penchait au-dessus d'elle. Durant toute une journée, sa haine se tourna en une tendresse fébrile ; elle voulut qu'il restât près de son lit, elle appela sa mère vingt fois, comme pour les voir côte à côte, émus et souriants. Celle-ci, bienheureuse, rêvait déjà une longue suite de jours semblables. Mais dès le lendemain, lorsque Henri arriva, l'enfant le reçut si durement, que la mère, d'un regard, le supplia de se retirer ; toute la nuit, Jeanne s'était agitée avec le regret furieux d'avoir été bonne. Et, à chaque instant, de pareilles scènes se reproduisirent. Après les heures exquises que l'enfant leur accordait, dans ses moments de caresses passionnées, les mauvaises heures arrivaient comme des coups de fouet, qui leur donnaient le besoin d'être l'un à l'autre.

Alors, un sentiment de révolte anima peu à peu Hélène. Certes, elle serait morte pour sa fille. Mais pourquoi la méchante enfant la torturait-elle à ce point, maintenant qu'elle était hors de danger ? Lorsqu'elle s'abandonnait à une de ces rêveries qui la berçaient, quelque rêve vague où elle se voyait marcher avec Henri dans un pays inconnu et charmant, tout d'un coup l'image raidie de Jeanne se levait ; et c'étaient de continuels déchirements dans ses entrailles et dans son cœur. Elle souffrait trop de cette lutte entre sa maternité et son amour.

Une nuit, le docteur vint, malgré la défense formelle d'Hélène. Depuis huit jours, ils n'avaient pu échanger une parole. Elle refusait de le recevoir ; mais lui, doucement, la poussa dans la chambre, comme pour la rassurer. Là, tous deux croyaient être sûrs d'eux-mêmes. Jeanne dormait profondément. Ils s'assirent à leur place accoutumée, près de la fenêtre, loin de la lampe ; et une ombre calme les enveloppait. Pendant deux heures, ils causèrent, rapprochant leurs visages pour parler plus bas, si bas, qu'ils mettaient à peine un souffle dans la grande chambre ensommeillée. Parfois, ils tournaient la tête, jetant un coup d'œil sur le fin profil de Jeanne, dont les petites mains jointes reposaient au milieu du drap. Mais ils finirent par l'oublier. Leur balbutiement montait. Hélène, tout d'un coup, s'éveilla, dégagea ses mains qui brûlaient sous les baisers d'Henri. Et elle eut l'horreur froide de l'abomination qu'ils avaient failli commettre là.

Maman ! maman ! bégayait Jeanne, brusquement agitée, comme tourmentée de quelque cauchemar.

Elle se débattait dans son lit, les yeux lourds de sommeil, en cherchant à se mettre sur son séant.

Cachez-vous, je vous en supplie, cachez-vous, répétait Hélène avec angoisse. Vous la tuez, si vous restez là.

Henri disparut vivement dans l'embrasure de la fenêtre, derrière un des rideaux de velours bleu. Mais l'enfant continuait à se plaindre.

Maman, maman, oh ! que je souffre !

Je suis là, près de toi, ma chérie... Où souffres-tu ?

Je ne sais pas... C'est par là, vois-tu. Ça me brûle.

Elle avait ouvert les yeux, la face contractée, et elle appuyait ses deux petites mains sur sa poitrine.

Ça m'a pris tout d'un coup... Je dormais, n'est-ce pas ? J'ai senti comme un grand feu.

Mais c'est passé, tu ne sens plus rien ?

Si, si, toujours.

Et, d'un regard inquiet, elle faisait le tour de la chambre. Maintenant, elle était complètement réveillée, l'ombre farouche descendait et blêmissait ses joues.

Tu es seule, maman ? demanda-t-elle.

Mais oui, ma chérie !

Elle secoua la tête, regardant, flairant l'air, avec une agitation qui grandissait.

Non, non, je le sais bien... Il y a quelqu'un... J'ai peur, maman, j'ai peur ! Oh ! tu me trompes, tu n'es pas seule...

Une crise nerveuse se déclarait, elle se renversa dans le lit en sanglotant, en se cachant sous la couverture, comme pour échapper à quelque danger. Hélène, affolée, fit immédiatement sortir Henri. Il voulait rester pour soigner l'enfant. Mais elle le poussa dehors. Elle revint, elle reprit Jeanne entre ses bras, pendant que celle-ci répétait cette plainte, qui résumait chaque fois ses grosses douleurs.

Tu ne m'aimes plus, tu ne m'aimes plus !

Tais-toi, mon ange, ne dis pas cela, cria la mère. Je t'aime plus que tout au monde... Tu verras bien si je t'aime !

Elle la soigna jusqu'au matin, résolue à lui donner son cœur, épouvantée de voir son amour retentir si douloureusement dans cette chère créature. Sa fille vivait son amour. Le lendemain, elle exigea une consultation. Le docteur Bodin vint comme par hasard et examina la malade, qu'il ausculta en plaisantant. Puis, il eut un long entretien avec le docteur Deberle, resté dans la pièce voisine. Tous deux tombèrent d'accord que l'état présent n'offrait aucune gravité ; mais ils craignaient des complications, ils interrogèrent longuement Hélène, en se sentant devant une de ces névroses qui ont une histoire dans les familles et qui déconcertent la science. Alors, elle leur dit ce qu'ils savaient déjà en partie, son aïeule enfermée dans la maison d'aliénés des Tulettes, à quelques kilomètres de Plassans, sa mère morte tout d'un coup d'une phtisie aiguë, après une vie d'affolement et de crises nerveuses. Elle, tenait de son père, auquel elle ressemblait de visage, et dont elle avait le sage équilibre. Jeanne, au contraire, était tout le portrait de l'aïeule ; mais elle restait plus frêle, elle n'en aurait jamais la haute taille ni la forte charpente osseuse. Les deux médecins répétèrent une fois encore qu'il fallait de grands ménagements. On ne pouvait trop prendre de précautions avec ces affections chloroanémiques, qui favorisent le développement de tant de maladies cruelles.

Henri avait écouté le vieux docteur Bodin avec une déférence qu'il n'avait jamais eue pour un confrère. Il le consultait sur Jeanne, de l'air d'un élève qui doute de lui.La vérité était qu'il finissait par trembler devant cette enfant ; elle échappait à sa science, il craignait de la tuer et de perdre la mère. Une semaine se passa. Hélène ne le recevait plus dans la chambre de la malade. Alors, de lui-même, frappé au cœur, malade, il cessa ses visites.

Vers la fin du mois d'août, Jeanne put enfin se lever et marcher dans l'appartement. Elle riait soulagé ; en quinze jours, elle n'avait pas eu une crise. Sa mère, toute à elle, toujours auprès d'elle, avait suffi pour la guérir. Dans les premiers temps, l'enfant restait méfiante, goûtait ses baisers, s'inquiétait de ses mouvements, exigeait sa main avant de s'endormir, et voulait la garder pendant son sommeil. Puis, voyant que personne ne montait plus, qu'elle ne la partageait plus, elle avait repris confiance, heureuse de recommencer leur bonne vie d'autrefois, toutes deux seules à travailler devant la fenêtre. Chaque jour, elle redevenait rose. Rosalie disait qu'elle fleurissait à vue d'œil.

Certains soirs, cependant, à la tombée de la nuit, Hélène s'abandonnait. Depuis la maladie de sa fille, elle restait grave, un peu pâle, avec une grande ride au front, qu'elle n'avait point auparavant. Et lorsque Jeanne s'apercevait d'un de ces moments de lassitude, d'une de ces heures désespérées et vides, elle-même se sentait très malheureuse, le cœur gros d'un vague remords. Doucement, sans parler, elle se pendait à son cou. Puis, à voix basse :

Tu es heureuse, petite mère ?

Hélène avait un tressaillement. Elle se hâtait de répondre :

Mais oui, ma chérie.

L'enfant insistait.

Tu es heureuse, tu es heureuse ?... Bien sûr ?

Bien sûr... Pourquoi veux-tu que je ne sois pas heureuse ?

Alors, Jeanne la serrait étroitement dans ses petits bras, comme pour la récompenser. Elle voulait l'aimer si fort, disait-elle, si fort, qu'on n'aurait pas pu trouver une mère aussi heureuse dans tout Paris.

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