Ils descendirent, ils marchèrent au milieu du jardin, sans que Serge cessât de sourire. Il n'aperçut les verdures que dans les miroirs clairs des yeux d'Albine. Le jardin, en les voyant, avait eu comme un rire prolongé, un murmure satisfait volant de feuille en feuille, jusqu'au bout des avenues les plus profondes. Depuis des journées, il devait les attendre, ainsi liés à la taille, réconciliés avec les arbres, cherchant sur les couches d'herbe leur amour perdu. Un chut solennel courut sous les branches. Le ciel de deux heures avait un assoupissement de brasier. Des plantes se haussaient pour les regarder passer.

Les entends-tu ? demandait Albine à demi-voix. Elles se taisent quand nous approchons. Mais, au loin, elles nous attendent, elles se confient de l'une à l'autre le chemin qu'elles doivent nous indiquer... Je t'avais bien dit que nous n'aurions pas à nous inquiéter des sentiers. Ce sont les arbres qui me montrent la route, de leurs bras tendus.

En effet, le parc entier les poussait doucement. Derrière eux, il semblait qu'une barrière de buissons se hérissât, pour les empêcher de revenir sur leurs pas ; tandis que, devant eux, le tapis des gazons se déroulait, si aisément, qu'ils ne regardaient même plus à leurs pieds, s'abandonnant aux pentes douces des terrains.

Et les oiseaux nous accompagnent, reprenait Albine. Ce sont des mésanges, cette fois. Les vois-tu ?... Elles filent le long des haies, elles s'arrêtent à chaque détour, pour veiller à ce que nous ne nous égarions pas. Ah ! si nous comprenions leur chant, nous saurions qu'elles nous invitent à nous hâter.

Puis, elle ajoutait :

Toutes les bêtes du parc sont avec nous. Ne les sens-tu pas ? Il y a un grand frôlement qui nous suit : ce sont les oiseaux dans les arbres, les insectes dans les herbes, les chevreuils et les cerfs dans les taillis, et jusqu'aux poissons, dont les nageoires battent les eaux muettes... Ne te retourne pas, cela les effrayerait ; mais je suis sûre que nous avons un beau cortège.

Cependant, ils marchaient toujours, d'un pas sans fatigue. Albine ne parlait que pour charmer Serge de la musique de sa voix. Serge obéissait à la moindre pression de la main d'Albine. Ils ignoraient l'un et l'autre où ils passaient, certains d'aller droit où ils voulaient aller. Et, à mesure qu'ils avançaient, le jardin se faisait plus discret, retenait le soupir de ses ombrages, le bavardage de ses eaux, la vie ardente de ses bêtes. Il n'y avait plus qu'un grand silence frissonnant, une attente religieuse.

Alors, instinctivement, Albine et Serge levèrent la tête. En face d'eux était un feuillage colossal. Et, comme ils hésitaient, un chevreuil, qui les regardait de ses beaux yeux doux, sauta d'un bond dans les taillis.

C'est là, dit Albine.

Elle s'approcha la première, la tête de nouveau tournée, tirant à elle Serge ; puis, ils disparurent derrière le frisson des feuilles remuées, et tout se calma. Ils entraient dans une paix délicieuse.

C'était, au centre, un arbre noyé d'une ombre si épaisse, qu'on ne pouvait en distinguer l'essence. Il avait une taille géante, un tronc qui respirait comme une poitrine, des branches qu'il étendait au loin, pareilles à des membres protecteurs. Il semblait bon, robuste, puissant, fécond ; il était le doyen du jardin, le père de la forêt, l'orgueil des herbes, l'ami du soleil qui se levait et se couchait chaque jour sur sa cime. De sa voûte verte, tombait toute la joie de la création : des odeurs de fleurs, des chants d'oiseaux, des gouttes de lumière, des réveils frais d'aurore, des tiédeurs endormies de crépuscule. Sa sève avait une telle force, qu'elle coulait de son écorce ; elle le baignait d'une buée de fécondation ; elle faisait de lui la virilité même de la terre. Et il suffisait à l'enchantement de la clairière. Les autres arbres, autour de lui, bâtissaient le mur impénétrable qui l'isolait au fond d'un tabernacle de silence et de demi-jour ; il n'y avait là qu'une verdure, sans un coin de ciel, sans une échappée d'horizon, qu'une rotonde, drapée partout de la soie attendrie des feuilles, tendue à terre du velours satiné des mousses. On y entrait comme dans le cristal d'une source, au milieu d'une limpidité verdâtre, nappe d'argent assoupie sous un reflet de roseaux. Couleurs, parfums, sonorités, frissons, tout restait vague, transparent, innommé, pâmé d'un bonheur allant jusqu'à l'évanouissement des choses. Une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'uneamoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans l'immobilité des branches que pas un souffle n'agitait. Solitude nuptiale, toute peuplée d'êtres embrassés, chambre vide, où l'on sentait quelque part, derrière des rideaux tirés, dans un accouplement ardent, la nature assouvie aux bras du soleil. Par moments, les reins de l'arbre craquaient ; ses membres se raidissaient comme ceux d'une femme en couches ; la sueur de vie qui coulait de son écorce pleuvait plus largement sur les gazons d'alentour, exhalant la mollesse d'un désir, noyant l'air d'abandon, pâlissant la clairière d'une jouissance. L'arbre alors défaillait avec son ombre, ses tapis d'herbe, sa ceinture d'épais taillis. Il n'était plus qu'une volupté.

Albine et Serge restaient ravis. Dès que l'arbre les eut pris sous la douceur de ses branches, ils se sentirent guéris de l'anxiété intolérable dont ils avaient souffert. Ils n'éprouvaient plus cette peur qui les faisait se fuir, ces luttes chaudes, désespérées, dans lesquelles ils se meurtrissaient, sans savoir contre quel ennemi ils résistaient si furieusement. Au contraire, une confiance absolue, une sérénité suprême les emplissaient ; ils s'abandonnaient l'un à l'autre, glissant lentement au plaisir d'être ensemble, très loin, au fond d'une retraite miraculeusement cachée. Sans se douter encore de ce que le jardin exigeait d'eux, ils le laissaient libre de disposer de leur tendresse ; ils attendaient, sans trouble, que l'arbre leur parlât. L'arbre les mettait dans un aveuglement d'amour tel, que la clairière disparaissait, immense, royale, n'ayant plus qu'un bercement d'odeur.

Ils s'étaient arrêtés, avec un léger soupir, saisis par la fraîcheur musquée.

L'air a le goût d'un fruit, murmura Albine.

Serge, à son tour, dit très bas :

L'herbe est si vivante, que je crois marcher sur un coin de ta robe.

Ils baissaient la voix par un sentiment religieux. Ils n'eurent pas même la curiosité de regarder en l'air, pour voir l'arbre. Ils en sentaient trop la majesté sur leurs épaules. Albine, d'un regard, demandait si elle avait exagéré l'enchantement des verdures. Serge répondait par deux larmes claires, qui coulaient sur ses joues. Leur joie d'être enfin là restait indicible.

Viens, dit-elle à son oreille, d'une voix plus légère qu'un souffle.

Et elle alla, la première, se coucher au pied même de l'arbre. Elle lui tendit les mains avec un sourire, tandis que lui, debout, souriait aussi, en lui donnant les siennes. Lorsqu'elle les tint, elle l'attira à elle, lentement. Il tomba à son côté. Il la prit tout de suite contre sa poitrine. Cette étreinte les laissa pleins d'aise.

Ah ! tu te rappelles, dit-il, ce mur qui semblait nous séparer... Maintenant, je te sens, il n'y a plus rien entre nous... Tu ne souffres pas ?

Non, non, répondit-elle. Il fait bon.

Ils gardèrent le silence, sans se lâcher. Une émotion délicieuse, sans secousse, douce comme une nappe de laitrépandue, les envahissait. Puis, Serge promena les mains le long du corps d'Albine. Il répétait :

Ton visage est à moi, tes yeux, ta bouche, tes joues... Tes bras sont à moi, depuis tes ongles jusqu'à tes épaules... Tes pieds sont à moi, tes genoux sont à moi, toute ta personne est à moi.

Et il lui baisait le visage, sur les yeux, sur la bouche, sur les joues. Il lui baisait les bras, à petits baisers rapides, remontant des doigts jusqu'aux épaules. Il lui baisait les pieds, il lui baisait les genoux. Il la baignait d'une pluie de baisers, tombant à larges gouttes, tièdes comme les gouttes d'une averse d'été, partout, lui battant le cou, les seins, les hanches, les flancs. C'était une prise de possession sans emportement, continue, conquérant les plus petites veines bleues sous la peau rose.

C'est pour me donner que je te prends, reprit-il. Je veux me donner à toi tout entier, à jamais ; car, je le sais bien à cette heure, tu es ma maîtresse, ma souveraine, celle que je dois adorer à genoux. Je ne suis ici que pour t'obéir, pour rester à tes pieds, guettant tes volontés, te protégeant de mes bras étendus, écartant du souffle les feuilles volantes qui troubleraient ta paix... Oh ! daigne permettre que je disparaisse, que je m'absorbe dans ton être, que je sois l'eau que tu bois, le pain que tu manges. Tu es ma fin. Depuis que je me suis éveillé au milieu de ce jardin, j'ai marché à toi, j'ai grandi pour toi. Toujours, comme but, comme récompense, j'ai vu ta grâce. Tu passais dans le soleil, avec ta chevelure d'or ; tu étais une promesse m'annonçant que tu me ferais connaître, un jour, la nécessité de cette création, de cette terre, de cesarbres, de ces eaux, de ce ciel, dont le mot suprême m'échappe encore... Je t'appartiens, je suis esclave, je t'écouterai, les lèvres sur tes pieds.

Il disait ces choses, courbé à terre, adorant la femme. Albine, orgueilleuse, se laissait adorer. Elle tendait les doigts, les seins, les lèvres, aux baisers dévots de Serge. Elle se sentait reine, à le regarder si fort et si humble devant elle. Elle l'avait vaincu, elle le tenait à sa merci, elle pouvait d'un seul mot disposer de lui. Et ce qui la rendait toute-puissante, c'était qu'elle entendait autour d'eux le jardin se réjouir de son triomphe, l'aider d'une clameur lentement grossie.

Serge n'avait plus que des balbutiements. Ses baisers s'égaraient. Il murmura encore :

Ah ! je voudrais savoir... Je voudrais te prendre, te garder, mourir peut-être, ou nous envoler, je ne puis pas dire...

Tous deux, renversés, restèrent muets, perdant haleine, la tête roulante. Albine eut la force de lever un doigt, comme pour inviter Serge à écouter.

C'était le jardin qui avait voulu la faute. Pendant des semaines, il s'était prêté au lent apprentissage de leur tendresse. Puis, au dernier jour, il venait de les conduire dans l'alcôve verte. Maintenant, il était le tentateur, dont toutes les voix enseignaient l'amour. Du parterre, arrivaient des odeurs de fleurs pâmées, un long chuchotement, qui contait les noces des roses, les voluptés des violettes ; et jamais les sollicitations des héliotropes n'avaient eu une ardeur plus sensuelle. Du verger, c'étaient des bouffées de fruits mûrs que le ventapportait, une senteur grasse de fécondité, la vanille des abricots, le musc des oranges. Les prairies élevaient une voix plus profonde, faite des soupirs des millions d'herbes que le soleil baisait, large plainte d'une foule innombrable en rut, qu'attendrissaient les caresses fraîches des rivières, les nudités des eaux courantes, au bord desquelles les saules rêvaient tout haut de désir. La forêt soufflait la passion géante des chênes, les chants d'orgue des hautes futaies, une musique solennelle, menant le mariage des frênes, des bouleaux, des charmes, des platanes, au fond des sanctuaires de feuillage ; tandis que les buissons, les jeunes taillis étaient pleins d'une polissonnerie adorable, d'un vacarme d'amants se poursuivant, se jetant au bord des fossés, se volant le plaisir, au milieu d'un grand froissement de branches. Et, dans cet accouplement du parc entier, les étreintes les plus rudes s'entendaient au loin, sur les roches, là où la chaleur faisait éclater les pierres gonflées de passion, où les plantes épineuses aimaient d'une façon tragique, sans que les sources voisines pussent les soulager, tout allumées elles-mêmes par l'astre qui descendait dans leur lit.

Que disent-ils ? murmura Serge, éperdu. Que veulent-ils de nous, à nous supplier ainsi ?

Albine, sans parler, le serra contre elle.

Les voix étaient devenues plus distinctes. Les bêtes du jardin, à leur tour, leur criaient de s'aimer. Les cigales chantaient de tendresse à en mourir. Les papillons éparpillaient des baisers, aux battements de leurs ailes. Les moineaux avaient des caprices d'une seconde, descaresses de sultans vivement promenées au milieu d'un sérail. Dans les eaux claires, c'étaient des pâmoisons de poissons déposant leur frai au soleil, des appels ardents et mélancoliques de grenouilles, toute une passion mystérieuse, monstrueusement assouvie dans la fadeur glauque des roseaux. Au fond des bois, les rossignols jetaient des rires perlés de volupté, les cerfs bramaient, ivres d'une telle concupiscence, qu'ils expiraient de lassitude à côté des femelles presque éventrées. Et, sur les dalles des rochers, au bord des buissons maigres, des couleuvres, nouées deux à deux, sifflaient avec douceur, tandis que de grands lézards couvaient leurs œufs, l'échine vibrante d'un léger ronflement d'extase. Des coins les plus reculés, des nappes de soleil, des trous d'ombre, une odeur animale montait, chaude du rut universel. Toute cette vie pullulante avait un frisson d'enfantement. Sous chaque feuille, un insecte concevait ; dans chaque touffe d'herbe, une famille poussait ; des mouches volantes, collées l'une à l'autre, n'attendaient pas de s'être posées pour se féconder. Les parcelles de vie invisibles qui peuplent la matière, les atomes de la matière eux-mêmes, aimaient, s'accouplaient, donnaient au sol un branle voluptueux, faisaient du parc une grande fornication.

Alors, Albine et Serge entendirent. Il ne dit rien, il la lia de ses bras, toujours plus étroitement. La fatalité de la génération les entourait. Ils cédèrent aux exigences du jardin. Ce fut l'arbre qui confia à l'oreille d'Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces.

Albine se livra. Serge la posséda.

Et le jardin entier s'abîma avec le couple, dans un dernier cri de passion. Les troncs se ployèrent comme sous un grand vent ; les herbes laissèrent échapper un sanglot d'ivresse ; les fleurs, évanouies, les lèvres ouvertes, exhalèrent leur âme ; le ciel lui-même, tout embrasé d'un coucher d'astre, eut des nuages immobiles, des nuages pâmés, d'où tombait un ravissement surhumain. Et c'était une victoire pour les bêtes, les plantes, les choses, qui avaient voulu l'entrée de ces deux enfants dans l'éternité de la vie. Le parc applaudissait formidablement.

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