Nous ne sortons donc plus ? demanda Serge, à quelques jours de là.

Et la voyant hausser les épaules d'un air las, il ajouta comme pour se moquer d'elle :

Tu as donc renoncé à chercher ton arbre ?

Ils tournèrent cela en plaisanterie pendant toute la journée. L'arbre n'existait pas. C'était un conte de nourrice. Ils en parlaient pourtant avec un léger frisson. Et, le lendemain, ils décidèrent qu'ils iraient faire une promenade au fond du parc, sous les hautes futaies, que Serge ne connaissait pas encore. Le matin du départ, Albine ne voulut rien emporter ; elle était songeuse, même un peu triste, avec un sourire très doux. Ils déjeunèrent, ils ne descendirent que tard. Le soleil, déjà chaud, leur donnait une langueur, les faisait marcher lentement l'un près de l'autre, cherchant les filets d'ombre. Ni le parterre, ni le verger, qu'ils durent traverser, ne les retinrent. Quand ils arrivèrent sous la fraîcheur des grands ombrages, ils ralentirent encore leurs pas, ils s'enfoncèrent dans le recueillement attendri de la forêt, sans une parole, avec un gros soupir, comme s'ils eussent éprouvé un soulagement à échapper au plein jour. Puis, lorsqu'il n'y eut que des feuilles autour d'eux, lorsque aucune trouée ne leur montra les lointainsensoleillés du parc, ils se regardèrent, souriants, vaguement inquiets.

Comme on est bien ! murmura Serge.

Albine hocha la tête, ne pouvant répondre, tant elle était serrée à la gorge. Ils ne se tenaient point à la taille, ainsi qu'ils en avaient l'habitude. Les bras ballants, les mains ouvertes, ils marchaient, sans se toucher, la tête un peu basse.

Mais Serge s'arrêta, en voyant des larmes tomber des joues d'Albine et se noyer dans son sourire.

Qu'as-tu ? cria-t-il. Souffres-tu ? T'es-tu blessée ?

Non, je ris, je t'assure, dit-elle. Je ne sais pas, c'est l'odeur de tous ces arbres qui me fait pleurer.

Elle le regarda, elle reprit :

Tu pleures aussi, toi. Tu vois bien que c'est bon.

Oui, murmura-t-il, toute cette ombre, ça vous surprend. On dirait, n'est-ce pas ? qu'on entre dans quelque chose de si extraordinairement doux, que cela vous fait mal... Mais il faudrait me le dire, si tu avais quelque sujet de tristesse. Je ne t'ai pas contrariée, tu n'es pas fâchée contre moi ?

Elle jura que non. Elle était bien heureuse.

Alors, pourquoi ne t'amuses-tu pas ?... Veux-tu que nous jouions à courir ?

Oh ! non, pas à courir, répondit-elle en faisant une moue de grande fille.

Et comme il lui parlait d'autres jeux, de monter aux arbres pour dénicher des nids, de chercher des fraises ou des violettes, elle finit par dire avec quelque impatience :

Nous sommes trop grands. C'est bête de toujours jouer. Est-ce que ça ne te plaît pas davantage, de marcher ainsi, à côté de moi, bien tranquille ?

Elle marchait, en effet, d'une si agréable façon, qu'il prenait le plus beau plaisir du monde à entendre le petit claquement de ses bottines sur la terre dure de l'allée. Jamais il n'avait fait attention au balancement de sa taille, à la traînée vivante de sa jupe, qui la suivait d'un frôlement de couleuvre. C'était une joie qu'il n'épuiserait pas, de la voir ainsi s'en aller posément à côté de lui, tant il découvrait de nouveaux charmes dans la moindre souplesse de ses membres.

Tu as raison, cria-t-il. C'est plus amusant que tout. Je t'accompagnerais au bout de la terre, si tu voulais.

Cependant, à quelques pas de là, il la questionna pour savoir si elle n'était pas lasse. Puis, il laissa entendre qu'il se reposerait lui-même volontiers.

Nous pourrions nous asseoir, balbutia-t-il.

Non, répondit-elle, je ne veux pas !

Tu sais, nous nous coucherions comme l'autre jour, au milieu des prés. Nous aurions chaud, nous serions à notre aise.

Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

Elle s'était écartée d'un bond, avec l'épouvante de ces bras d'homme qui se tendaient vers elle. Lui, l'appelagrande bête, voulut la rattraper. Mais, comme il la touchait à peine du bout des doigts, elle poussa un cri, si désespéré, qu'il s'arrêta, tout tremblant.

Je t'ai fait du mal ?

Elle ne répondit pas tout de suite, étonnée elle-même de son cri, souriant déjà de sa peur.

Non, laisse-moi, ne me tourmente pas... Qu'est-ce que nous ferions, quand nous serions assis ? J'aime mieux marcher.

Et elle ajouta, d'un air grave qui feignait de plaisanter :

Tu sais bien que je cherche mon arbre.

Alors, il se mit à rire, offrant de chercher avec elle. Il se faisait très doux, pour ne pas l'effrayer davantage : car il voyait qu'elle était encore frissonnante, bien qu'elle eût repris sa marche lente, à son côté. C'était défendu, ce qu'ils allaient faire là, ça ne leur porterait pas chance ; et il se sentait ému, comme elle, d'une terreur délicieuse, qui le secouait d'un tressaillement, à chaque soupir lointain de la forêt. L'odeur des arbres, le jour verdâtre qui tombait des hautes branches, le silence chuchotant des broussailles, les emplissaient d'une angoisse, comme s'ils allaient, au détour du premier sentier, entrer dans un bonheur redoutable.

Et, pendant des heures, ils marchèrent à travers les arbres. Ils gardaient leur allure de promenade ; ils échangeaient à peine quelques mots, ne se séparant pas une minute, se suivant au fond des trous de verdure les plus noirs. D'abord, ils s'engagèrent dans des taillis dontles jeunes troncs n'avaient pas la grosseur d'un bras d'enfant. Ils devaient les écarter, s'ouvrir une route parmi les pousses tendres qui leur bouchaient les yeux de la dentelle volante de leurs feuilles. Derrière eux, leur sillage s'effaçait, le sentier, ouvert, se refermait ; et ils avançaient au hasard, perdus, roulés, ne laissant de leur passage que le balancement des hautes branches. Albine, lasse de ne pas voir à trois pas, fut heureuse, lorsqu'elle put sauter hors de ce buisson énorme dont ils cherchaient depuis longtemps le bout. Ils étaient au milieu d'une éclaircie de petits chemins ; de tous côtés, entre des haies vives, se distribuaient des allées étroites, tournant sur elles-mêmes, se coupant, se tordant, s'allongeant d'une façon capricieuse. Ils se haussaient pour regarder par-dessus les haies ; mais ils n'avaient aucune hâte pénible, ils seraient restés volontiers là, s'oubliant en détours continuels, goûtant la joie de marcher toujours sans arriver jamais, s'ils n'avaient eu devant eux la ligne fière des hautes futaies. Ils entrèrent enfin sous les futaies, religieusement, avec une pointe de terreur sacrée, comme on entre sous la voûte d'une église. Les troncs, droits, blanchis de lichens, d'un gris blafard de vieille pierre, montaient démesurément, alignaient à l'infini des enfoncements de colonnes. Au loin, des nefs se creusaient, avec leurs bas-côtés plus étouffés ; des nefs étrangement hardies, portées par des piliers très minces, dentelées, ouvragées, si finement fouillées, qu'elles laissaient passer de toutes parts le bleu du ciel. Un silence religieux tombait des ogives géantes ; une nudité austère donnait au sol l'usure des dalles, le durcissait, sans une herbe, semé seulement de la poudre roussie des feuillesmortes. Et ils écoutaient la sonorité de leurs pas, pénétrés de la grandiose solitude de ce temple.

C'était là certainement que devait se trouver l'arbre tant cherché, dont l'ombre procurait la félicité parfaite. Ils le sentaient proche, au charme qui coulait en eux, avec le demi-jour des hautes voûtes. Les arbres leur semblaient des êtres de bonté, pleins de force, pleins de silence, pleins d'immobilité heureuse. Ils les regardaient un à un, ils les aimaient tous, ils attendaient de leur souveraine tranquillité quelque aveu qui les ferait grandir comme eux, dans la joie d'une vie puissante. Les érables, les frênes, les charmes, les cornouillers, étaient un peuple de colosses, une foule d'une douceur fière, des bonshommes héroïques qui vivaient de paix, lorsque la chute d'un d'entre eux aurait suffi pour blesser et tuer tout un coin du bois. Les ormes avaient des corps énormes, des membres gonflés, engorgés de sève, à peine cachés par les bouquets légers de leurs petites feuilles. Les bouleaux, les aunes, avec leurs blancheurs de fille, cambraient des tailles minces, abandonnaient au vent des chevelures de grandes déesses, déjà à moitié métamorphosées en arbres. Les platanes dressaient des torses réguliers, dont la peau lisse, tatouée de rouge, semblait laisser tomber des plaques de peinture écaillée. Les mélèzes, ainsi qu'une bande barbare, descendaient une pente, drapés dans leurs sayons de verdure tissée, parfumés d'un baume fait de résine et d'encens. Et les chênes étaient rois, les chênes immenses, ramassés carrément sur leur ventre trapu, élargissant des bras dominateurs qui prenaient toute la place au soleil ; arbres titans, foudroyés, renversés dansdes poses de lutteurs invaincus, dont les membres épars plantaient à eux seuls une forêt entière.

N'était-ce pas un de ces chênes gigantesques ? Ou bien un de ces beaux platanes, un de ces bouleaux blancs comme des femmes, un de ces ormes dont les muscles craquaient ? Albine et Serge s'enfonçaient toujours, ne sachant plus, noyés au milieu de cette foule. Un instant, ils crurent avoir trouvé : ils étaient au milieu d'un carré de noyers, dans une ombre si froide, qu'ils en grelottaient. Plus loin, ils eurent une autre émotion, en entrant sous un petit bois de châtaigniers, tout vert de mousse, avec des élargissements de branches bizarres, assez vastes pour y bâtir des villages suspendus. Plus loin encore, Albine découvrit une clairière, où ils coururent tous deux, haletants. Au centre d'un tapis d'herbe fine, un caroubier mettait comme un écroulement de verdure, une Babel de feuillages, dont les ruines se couvraient d'une végétation extraordinaire. Des pierres restaient prises dans le bois, arrachées du sol par le flot montant de la sève. Les branches hautes se recourbaient, allaient se planter au loin, entouraient le tronc d'arches profondes, d'une population de nouveaux troncs, sans cesse multipliés. Et sur l'écorce, toute crevée de déchirures saignantes, des gousses mûrissaient. Le fruit même du monstre était un effort qui lui trouait la peau. Ils firent lentement le tour, entrèrent sous les branches étalées où se croisaient les rues d'une ville, fouillèrent du regard les fentes béantes des racines dénudées. Puis, ils s'en allèrent, n'ayant pas senti là le bonheur surhumain qu'ils cherchaient.

Où sommes-nous donc ? demanda Serge.

Albine l'ignorait. Jamais elle n'était venue de ce côté du parc. Ils se trouvaient alors dans un bouquet de cytises et d'acacias, dont les grappes laissaient couler une odeur très douce, presque sucrée.

Nous voilà perdus, murmura-t-elle avec un rire. Bien sûr, je ne connais pas ces arbres.

Mais, reprit-il, le jardin a un bout, pourtant. Tu connais bien le bout du jardin ?

Elle un eut geste large.

Non, dit-elle.

Ils restèrent muets, n'ayant pas encore eu jusque-là une sensation aussi heureuse de l'immensité du parc. Cela les ravissait, d'être seuls, au milieu d'un domaine si grand, qu'eux-mêmes devaient renoncer à en connaître les bords.

Eh bien ! nous sommes perdus, répéta Serge gaiement. C'est meilleur, lorsqu'on ne sait pas où l'on va.

Il se rapprocha, humblement.

Tu n'as pas peur ?

Oh ! non. Il n'y a que toi et moi, dans le jardin... De qui veux-tu que j'aie peur ? Les murailles sont trop hautes. Nous ne les voyons pas, mais elles nous gardent, comprends-tu ?

Il était tout près d'elle. Il murmura :

Tout à l'heure, tu as eu peur de moi.

Mais elle le regardait en face, sereine, sans un battement de paupière.

Tu me faisais du mal, répondit-elle. Maintenant, tu as l'air très bon. Pourquoi aurais-je peur de toi ?

Alors, tu me permets de te prendre comme cela ? Nous retournerons sous les arbres.

Oui. Tu peux me serrer, tu me fais plaisir. Et marchons lentement, n'est-ce pas ? pour ne pas retrouver notre chemin trop vite.

Il lui avait passé un bras à la taille. Ce fut ainsi qu'ils revinrent sous les hautes futaies, où la majesté des voûtes ralentit encore leur promenade de grands enfants qui s'éveillaient à l'amour. Elle se dit un peu lasse, elle appuya la tête contre l'épaule de Serge. Ni l'un ni l'autre pourtant ne parla de s'asseoir. Ils n'y songeaient pas, cela les aurait dérangés. Quelle joie pouvait leur procurer un repos sur l'herbe, comparée à la joie qu'ils goûtaient en marchant toujours, côte à côte ? L'arbre légendaire était oublié. Ils ne cherchaient plus qu'à rapprocher leur visage, pour se sourire de plus près. Et c'étaient les arbres, les érables, les ormes, les chênes, qui leur soufflaient leurs premiers mots de tendresse, dans leur ombre claire.

Je t'aime ! disait Serge d'une voix légère qui soulevait les petits cheveux dorés des tempes d'Albine.

Il voulait trouver une autre parole, il répétait :

Je t'aime ! Je t'aime !

Albine écoutait avec un beau sourire. Elle apprenait cette musique.

Je t'aime ! Je t'aime ! soupirait-elle plus délicieusement, de sa voix perlée de jeune fille.

Puis, levant ses yeux bleus, où une aube de lumière grandissait, elle demanda :

Comment m'aimes-tu ?

Alors, Serge se recueillit. Les futaies avaient une douceur solennelle, les nefs profondes gardaient le frisson des pas assourdis du couple.

Je t'aime plus que tout, répondit-il. Tu es plus belle que tout ce que je vois le matin en ouvrant ma fenêtre. Quand je te regarde, tu me suffis. Je voudrais n'avoir que toi, et je serais bien heureux.

Elle baissait les paupières, elle roulait la tête comme bercée.

Je t'aime, continua-t-il. Je ne te connais pas, je ne sais qui tu es, je ne sais d'où tu viens ; tu n'es ni ma mère, ni ma sœur ; et je t'aime, à te donner tout mon cœur, à n'en rien garder pour le reste du monde... Ecoute, j'aime tes joues soyeuses comme un satin, j'aime ta bouche qui a une odeur de rose, j'aime tes yeux dans lesquels je me vois avec mon amour, j'aime jusqu'à tes cils, jusqu'à ces petites veines qui bleuissent la pâleur de tes tempes... C'est pour te dire que je t'aime, que je t'aime, Albine.

Oui, je t'aime, reprit-elle. Tu as une barbe très fine qui ne me fait pas mal, lorsque j'appuie mon front sur ton cou. Tu es fort, tu es grand, tu es beau. Je t'aime, Serge.

Un moment, ils se turent, ravis. Il leur semblait qu'un chant de flûte les précédait, que leurs paroles leurvenaient d'un orchestre suave qu'ils ne voyaient point. Ils ne s'en allaient plus qu'à tout petits pas, penchés l'un vers l'autre, tournant sans fin entre les troncs gigantesques. Au loin, le long des colonnades, il y avait des coups de soleil couchant, pareils à un défilé de filles en robes blanches, entrant dans l'église, pour des fiançailles, au sourd ronflement des orgues.

Et pourquoi m'aimes-tu ? demanda de nouveau Albine.

Il sourit, il ne répondit pas d'abord. Puis il dit :

Je t'aime parce que tu es venue. Cela dit tout... Maintenant, nous sommes ensemble, nous nous aimons. Il me semble que je ne vivrais plus, si je ne t'aimais pas. Tu es mon souffle.

Il baissa la voix, parlant dans le rêve.

On ne sait pas cela tout de suite. Ça pousse en vous avec votre cœur. Il faut grandir, il faut être fort... Tu te souviens comme nous nous aimions ! Mais nous ne le disions pas. On est enfant, on est bête. Puis, un beau jour, cela devient trop clair, cela vous échappe... Va, nous n'avons pas d'autre affaire ; nous nous aimons parce que c'est notre vie de nous aimer.

Albine, la tête renversée, les paupières complètement fermées, retenait son haleine. Elle goûtait le silence encore chaud de cette caresse de paroles.

M'aimes-tu ? M'aimes-tu ? balbutia-t-elle, sans ouvrir les yeux.

Lui, resta muet, très malheureux, ne trouvant plus rien à dire, pour lui montrer qu'il l'aimait. Il promenait lentement le regard sur son visage rose, qui s'abandonnait comme endormi ; les paupières avaient une délicatesse de soie vivante ; la bouche faisait un pli adorable, humide d'un sourire ; le front était une pureté, noyée d'une ligne dorée à la racine des cheveux. Et lui, aurait voulu donner tout son être dans le mot qu'il sentait sur ses lèvres, sans pouvoir le prononcer. Alors, il se pencha encore, il parut chercher à quelle place exquise de ce visage il poserait le mot suprême. Puis, il ne dit rien, il n'eut qu'un petit souffle. Il baisa les lèvres d'Albine.

Albine, je t'aime !

Je t'aime Serge !

Et ils s'arrêtèrent, frémissants de ce premier baiser. Elle avait ouvert les yeux très grands. Il restait la bouche légèrement avancée. Tous deux, sans rougir, se regardaient. Quelque chose de puissant, de souverain les envahissait ; c'était comme une rencontre longtemps attendue, dans laquelle ils se revoyaient grandis, faits l'un pour l'autre, à jamais liés. Ils s'étonnèrent un instant, levèrent les regards vers la voûte religieuse des feuillages, parurent interroger le peuple paisible des arbres, pour retrouver l'écho de leur baiser. Mais, en face de la complaisance sereine de la futaie, ils eurent une gaieté d'amoureux impunis, une gaieté prolongée, sonnante, toute pleine de l'éclosion bavarde de leur tendresse.

Ah ! conte-moi les jours où tu m'as aimée. Dis-moi tout... M'aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main ?M'aimais-tu, la fois que je suis tombée du cerisier, et que tu étais en bas, si pâle, les bras tendus ? M'aimais-tu, au milieu des prairies, quand tu me prenais à la taille pour me faire sauter les ruisseaux ?

Tais-toi, laisse-moi dire. Je t'ai toujours aimée... Et toi, m'aimais-tu ? M'aimais-tu ?

Jusqu'à la nuit, ils vécurent de ce mot aimer qui, sans cesse, revenait avec une douceur nouvelle. Ils le cherchaient, le ramenaient dans leurs phrases, le prononçaient hors de propos, pour la seule joie de le prononcer. Serge ne songea pas à mettre un second baiser sur les lèvres d'Albine. Cela suffisait à leur ignorance, de garder l'odeur du premier. Ils avaient retrouvé leur chemin, sans s'être souciés des sentiers le moins du monde. Comme ils sortaient de la forêt, le crépuscule était tombé, la lune se levait, jaune, entre les verdures noires. Et ce fut un retour adorable, au milieu du parc, avec cet astre discret qui les regardait par tous les trous des grands arbres. Albine disait que la lune les suivait. La nuit était très douce, chaude d'étoiles. Au loin, les futaies avaient un grand murmure, que Serge écoutait, en songeant : " Elles causent de nous. "

Lorsqu'ils traversèrent le parterre, ils marchèrent dans un parfum extraordinairement doux, ce parfum que les fleurs ont la nuit, plus alangui, plus caressant, qui est comme la respiration même de leur sommeil.

Bonne nuit, Serge.

Bonne nuit, Albine.

Ils s'étaient pris les mains, sur le palier du premier étage, sans entrer dans la chambre, où ils avaient l'habitude de se souhaiter le bonsoir. Ils ne s'embrassèrent pas. Quand il fut seul, assis au bord de son lit, Serge écouta longuement Albine qui se couchait, en haut, au-dessus de sa tête. Il était las d'un bonheur qui lui endormait les membres.

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