Derrière la muraille, à quelques pas, Albine était assise sur un tapis d'herbe. Elle se leva, en apercevant Serge.

Te voilà ! cria-t-elle toute tremblante.

Oui, dit-il paisiblement, je suis venu.

Elle se jeta à son cou. Mais elle ne l'embrassa pas. Elle avait senti le froid des perles du rabat sur son bras nu. Elle l'examinait, inquiète déjà, reprenant :

Qu'as-tu ? Tu ne m'as pas baisé sur les joues comme autrefois, tu sais, lorsque tes lèvres chantaient... Va, si tu es souffrant, je te guérirai encore. Maintenant que tu es là, nous allons recommencer notre bonheur. Il n'y a plus de tristesse... Tu vois, je souris. Il faut sourire, Serge.

Et comme il restait grave

Sans doute, j'ai eu aussi bien du chagrin. Je suis encore toute pâle, n'est-ce pas ? Depuis huit jours, je vivais là, sur l'herbe où tu m'as trouvée. Je ne voulais qu'une chose, te voir entrer par ce trou de la muraille. A chaque bruit, je me levais, je courais à ta rencontre. Et ce n'était pas toi, c'étaient des feuilles que le vent emportait... Mais je savais bien que tu viendrais. J'aurais attendu des années.

Puis, elle lui demanda :

Tu m'aimes encore ?

Oui, répondit-il, je t'aime encore.

Ils restèrent en face l'un de l'autre, un peu gênés. Un gros silence tomba entre eux. Serge, tranquille, ne cherchait pas à le rompre. Albine, à deux reprises, ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt, surprise des choses qui lui montaient aux lèvres. Elle ne trouvait plus que des paroles amères. Elle sentait des larmes lui mouiller les yeux. Qu'éprouvait-elle donc, pour ne pas être heureuse, lorsque son amour était de retour ?

Ecoute, dit-elle enfin, il ne faut pas rester là. C'est ce trou qui nous glace... Rentrons chez nous. Donne-moi ta main.

Et ils s'enfoncèrent dans le Paradou. L'automne venait, les arbres étaient soucieux, avec leurs têtes jaunies qui se dépouillaient feuille à feuille. Dans les sentiers, il y avait déjà un lit de verdure morte, trempé d'humidité, où les pas semblaient étouffer des soupirs. Au fond des pelouses, une fumée flottait, noyant de deuil les lointains bleuâtres. Et le jardin entier se taisait, ne soufflant plus que des haleines mélancoliques, qui passaient pareilles à des frissons.

Serge grelottait sous l'avenue de grands arbres qu'ils avaient prise. Il dit à demi-voix :

Comme il fait froid, ici !

Tu as froid, murmura tristement Albine. Ma main ne te chauffe plus. Veux-tu que je te couvre d'un pan dema robe ?... Viens, nous allons revivre toutes nos tendresses.

Elle le mena au parterre. Le bois de roses restait odorant, les dernières fleurs avaient des parfums amers ; tandis que les feuillages, grandis démesurément, couvraient la terre d'une mare dormante. Mais Serge témoigna une telle répugnance à entrer dans ces broussailles, qu'ils restèrent sur le bord, cherchant de loin les allées où ils avaient passé au printemps. Elle se rappelait les moindres coins ; elle lui montrait du doigt la grotte où dormait la femme de marbre, les chevelures pendantes des chèvrefeuilles et des clématites, les champs de violettes, la fontaine qui crachait des œillets rouges, le grand escalier empli d'un ruissellement de giroflées fauves, la colonnade en ruine au centre de laquelle les lis bâtissaient un pavillon blanc. C'était là qu'ils étaient nés tous les deux, dans le soleil. Et elle racontait les plus petits détails de cette première journée, la façon dont ils marchaient, l'odeur que l'air avait à l'ombre. Lui, semblait écouter ; puis, d'une question, il prouvait qu'il n'avait pas compris. Le léger frisson qui le pâlissait ne le quittait point.

Elle le mena au verger, dont ils ne purent même approcher. La rivière avait grossi, Serge ne songeait plus à prendre Albine sur son dos, pour la porter en trois sauts à l'autre bord. Et pourtant, là-bas, les pommiers et les poiriers étaient encore chargés de fruits ; la vigne, aux feuilles plus rares, pliait sous des grappes blondes, dont chaque grain gardait la tache rousse du soleil. Comme ils avaient gaminé à l'ombre gourmande de ces arbres vénérables ! Ils étaient des galopins alors. Albine souriaitencore de la manière effrontée dont elle montrait ses jambes, lorsque les branches cassaient. Se souvenait-il au moins des prunes qu'ils avaient mangées ? Serge répondait par des hochements de tête. Il paraissait las déjà. Le verger, avec son enfoncement verdâtre, son pêle-mêle de tiges moussues, pareil à quelque échafaudage éventré et ruiné, l'inquiétait, lui donnait le rêve d'un lieu humide, peuplé d'orties et de serpents.

Elle le mena aux prairies. Là, il dut faire quelques pas dans les herbes. Elles montaient à ses épaules, maintenant. Elles lui semblaient autant de bras minces qui cherchaient à le lier aux membres, pour le rouler et le noyer au fond de cette mer verte, interminable. Et il supplia Albine de ne pas aller plus loin. Elle marchait en avant, elle ne s'arrêta pas ; puis, voyant qu'il souffrait, elle se tint debout à son côté, peu à peu assombrie, finissant par être prise de frissons comme lui. Pourtant, elle paria encore. D'un geste large, elle indiqua les ruisseaux, les rangées de saules, les nappes d'herbe étalées jusqu'au bout de l'horizon. Tout cela était à eux, autrefois. Ils y vivaient des journées entières. Là-bas, entre ces trois saules, au bord de cette eau, ils avaient joué aux amoureux. Alors, ils auraient voulu que les herbes fussent plus grandes qu'eux, afin de se perdre dans leur flot mouvant, d'être plus seuls, d'être loin de tout, comme des alouettes voyageant au fond d'un champ de blé. Pourquoi donc tremblait-il aujourd'hui, rien qu'à sentir le bout de son pied tremper et disparaître dans le gazon ?

Elle le mena à la forêt. Les arbres effrayèrent Serge davantage. Il ne les connaissait pas, avec cette gravité deleur tronc noir. Plus qu'ailleurs, le passé lui semblait mort, au milieu de ces futaies sévères, où le jour descendait librement. Les premières pluies avaient effacé leurs pas sur le sable des allées ; les vents emportaient tout ce qui restait d'eux aux branches basses des buissons. Mais Albine, la gorge serrée de tristesse, protestait du regard. Elle retrouvait sur le sable les moindres traces de leurs promenades. A chaque broussaille, l'ancienne tiédeur du frôlement qu'ils avaient laissé là lui remontait au visage. Et, les yeux suppliants, elle cherchait encore à évoquer les souvenirs de Serge. Le long de ce sentier, ils avaient marché en silence, très émus, sans oser se dire qu'ils s'aimaient. Dans cette clairière, ils s'étaient oubliés un soir, fort tard, à regarder les étoiles, qui pleuvaient sur eux comme des gouttes de chaleur. Plus loin, sous ce chêne, ils avaient échangé leur premier baiser. Le chêne conservait l'odeur de ce baiser ; les mousses elles-mêmes en causaient toujours. C'était un mensonge de dire que la forêt devenait muette et vide. Et Serge tournait la tête, pour éviter les yeux d'Albine, qui le fatiguaient.

Elle le mena aux grandes roches. Peut-être là ne frissonnerait-il plus de cet air débile qui la désespérait. Seules, les grandes roches, à cette heure, étaient encore chaudes de la braise rouge du soleil couchant. Elles avaient toujours leur passion tragique, leurs lits ardents de cailloux, où se roulaient des plantes grasses, monstrueusement accouplées. Et, sans parler, sans même tourner la tête, Albine entraînait Serge le long de la rude montée, voulant le mener plus haut, encore plus haut, au-delà des sources, jusqu'à ce qu'ils fussent de nouveau tous les deux dans le soleil. Ils retrouveraient le cèdre souslequel ils avaient éprouvé l'angoisse du premier désir. Ils se coucheraient par terre, sur les dalles ardentes, en attendant que le rut de la terre les gagnât. Mais, bientôt, les pieds de Serge se heurtèrent cruellement. Il ne pouvait plus marcher. Une première fois, il tomba sur les genoux. Albine, d'un effort suprême, le releva, l'emporta un instant. Et il retomba, il resta abattu, au milieu du chemin. En face, au-dessous de lui, le Paradou immense s'étendait.

Tu as menti ! cria Albine, tu ne m'aimes plus !

Et elle pleurait, debout à son côté, se sentant impuissante à l'emporter plus haut. Elle n'avait pas de colère encore, elle pleurait leurs amours agonisantes. Lui, restait écrasé.

Le jardin est mort, j'ai toujours froid, murmura-t-il.

Mais elle lui prit la tête, elle lui montra le Paradou, d'un geste.

Regarde donc !... Ah ! ce sont tes yeux qui sont morts, ce sont tes oreilles, tes membres, ton corps entier. Tu as traversé toutes nos joies, sans les voir, sans les entendre, sans les sentir. Et tu n'as fait que trébucher, tu es venu tomber ici de lassitude et d'ennui... Tu ne m'aimes plus.

Il protestait doucement, tranquillement. Alors, elle eut une première violence.

Tais-toi ! Est-ce que le jardin mourra jamais ! Il dormira, cet hiver ; il se réveillera en mai, il nous rapportera tout ce que nous lui avons confié de nostendresses ; nos baisers refleuriront dans le parterre, nos serments repousseront avec les herbes et les arbres... Si tu le voyais, si tu l'entendais, il est plus profondément ému, il aime d'une façon plus doucement poignante, à cette saison d'automne, lorsqu'il s'endort dans sa fécondité... Tu ne m'aimes plus, tu ne peux plus savoir.

Lui, levait les yeux sur elle, la suppliant de ne pas se fâcher. Il avait un visage aminci, que pâlissait une peur d'enfant. Un éclat de voix le faisait tressaillir. Il finit par obtenir d'elle qu'elle se reposât un instant, près de lui, au milieu du chemin. Ils causeraient paisiblement, ils s'expliqueraient. Et tous deux, en face du Paradou, sans même se prendre le bout des doigts, s'entretinrent de leur amour.

Je t'aime, je t'aime, dit-il de sa voix égale. Si je ne t'aimais pas, je ne serais pas venu... C'est vrai, je suis las. J'ignore pourquoi. J'aurais cru retrouver ici cette bonne chaleur dont le souvenir seul était une caresse. Et j'ai froid, le jardin me semble noir, je n'y vois rien de ce que j'y ai laissé. Mais ce n'est point ma faute. Je m'efforce d'être comme toi, je voudrais te contenter.

Tu ne m'aimes plus, répéta encore Albine.

Si, je t'aime. J'ai beaucoup souffert, l'autre jour, après t'avoir renvoyée... Oh ! je t'aimais avec un tel emportement, sais-tu, que je t'aurais brisée d'une étreinte, si tu étais revenue te jeter dans mes bras. Jamais je ne t'ai désirée si furieusement. Pendant des heures, tu es restée vivante devant moi, me tenaillant de tes doigts souples. Quand je fermais les yeux, tu t'allumais comme un soleil,tu m'enveloppais de ta flamme... Alors, j'ai marché sur tout, je suis venu.

Il garda un court silence, songeur ; puis, il continua :

Et maintenant mes bras sont comme brisés. Si je voulais te prendre contre ma poitrine, je ne saurais point te tenir, je te laisserais tomber... Attends que ce frisson m'ait quitté. Tu me donneras tes mains, je les baiserai encore. Sois bonne, ne me regarde pas de tes yeux irrités. Aide-moi à retrouver mon cœur.

Et il avait une tristesse si vraie, une envie si évidente de recommencer leur vie tendre, qu'Albine fut touchée. Un instant, elle redevint très douce. Elle le questionna avec sollicitude.

Où souffres-tu ? Quel est ton mal ?

Je ne sais. Il me semble que tout le sang de mes veines s'en va... Tout à l'heure, en venant, j'ai cru qu'on me jetait sur les épaules une robe glacée, qui se collait à ma peau, et qui, de la tête aux pieds, me faisait un corps de pierre... J'ai déjà senti cette robe sur mes épaules... Je ne me souviens plus.

Mais elle l'interrompit d'un rire amical.

Tu es un enfant, tu auras pris froid, voilà tout... Ecoute, ce n'est pas moi qui te fais peur, au moins ? L'hiver, nous ne resterons pas au fond de ce jardin, comme deux sauvages. Nous irons où tu voudras, dans quelque grande ville. Nous nous aimerons, au milieu du monde, aussi tranquillement qu'au milieu des arbres. Et tu verras que je ne suis pas qu'une vaurienne, sachant dénicher des nids, marchant des heures sans être lasse...Quand j'étais petite, je portais des jupes brodées, avec des bas à jour, des guimpes, des falbalas. Personne ne t'a conté cela, peut-être ?

Il ne l'écoutait pas, il dit brusquement, en poussant un léger cri :

Ah ! je me souviens !

Et, quand elle l'interrogea, il ne voulut pas répondre. Il venait de se rappeler la sensation de la chapelle du séminaire sur ses épaules. C'était là cette robe glacée qui lui faisait un corps de pierre. Alors, il fut repris invinciblement par son passé de prêtre. Les vagues souvenirs qui s'étaient éveillés en lui, le long de la route, des Artaud au Paradou, s'accentuèrent, s'imposèrent avec une souveraine autorité. Pendant qu'Albine continuait à lui parler de la vie heureuse qu'ils mèneraient ensemble, il entendait des coups de clochette sonnant l'élévation, il voyait des ostensoirs traçant des croix de feu au-dessus de grandes foules agenouillées.

Eh bien ! dit-elle, pour toi, je remettrai mes jupes brodées... Je veux que tu sois gai. Nous chercherons ce qui pourra te distraire. Tu m'aimeras davantage peut-être, lorsque tu me verras belle, mise comme les dames. Je n'aurai plus mon peigne enfoncé de travers, avec des cheveux dans le cou. Je ne retrousserai plus mes manches jusqu'aux coudes. J'agraferai ma robe pour ne plus montrer mes épaules. Et je sais encore saluer, je sais marcher posément, avec de petits balancements de menton. Va, je serai une jolie femme à ton bras, dans les rues.

Es-tu entrée dans les églises, parfois, quand tu étais petite ? lui demanda-t-il, à demi-voix, comme s'il eût continué tout haut malgré lui, la rêverie qui l'empêchait de l'entendre. Moi, je ne pouvais passer devant une église sans y entrer. Dès que la porte retombait silencieusement derrière moi, il me semblait que j'étais dans le paradis lui-même, avec des voix d'ange qui me contaient à l'oreille des histoires de douceur, avec l'haleine des saints et des saintes dont je sentais la caresse par tout mon corps... Oui, j'aurais voulu vivre là, toujours, perdu au fond de cette béatitude.

Elle le regarda, les yeux fixes, tandis qu'une courte flamme s'allumait dans la tendresse de son regard. Elle reprit, soumise encore :

Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la musique, autrefois ; j'étais une demoiselle savante, qu'on élevait pour tous les charmes... Je retournerai à l'école, je me remettrai à la musique. Si tu désires m'entendre jouer un air que tu aimes, tu n'auras qu'à me l'indiquer, je l'apprendrai pendant des mois, pour te le faire entendre, un soir chez nous, dans une chambre bien close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me récompenseras d'un seul baiser... Veux-tu ? Un baiser sur les lèvres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser entre tes bras.

Oui, oui, murmura-t-il, ne répondant toujours qu'à ses propres pensées, mes grands plaisirs ont d'abord été d'allumer les cierges, de préparer les burettes, de porter le Missel, les mains jointes. Plus tard, j'ai goûté l'approche lente de Dieu, et j'ai cru mourir d'amour... Je n'ai pasd'autres souvenirs. Je ne sais rien. Quand je lève la main, c'est pour une bénédiction. Quand j'avance les lèvres, c'est pour un baiser donné à l'autel. Si je cherche mon cœur, je ne le trouve plus je l'ai offert à Dieu, qui l'a pris.

Elle devint très pâle, les yeux ardents. Elle continua, avec un tremblement dans la voix :

Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chère blondine dans mes jupes. C'est moi qui lui apprendrai à lire. Oh ! je me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j'ai oublié mes lettres... Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu seras heureux, n'est-ce pas ? Réponds, dis-moi que tu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretteras rien ?

J'ai pensé souvent aux saints de pierre qu'on encense depuis des siècles, au fond de leur niche, dit-il à voix très basse. A la longue, ils doivent être baignés d'encens jusqu'aux entrailles... Et moi je suis comme un de ces saints. J'ai de l'encens jusque dans le dernier pli de mes organes. C'est cet embaumement qui fait ma sérénité, la mort tranquille de ma chair, la paix que je goûte à ne pas vivre... Ah ! que rien ne me dérange de mon immobilité ! Je resterai froid, rigide, avec le sourire sans fin de mes lèvres de granit, impuissant à descendre parmi les hommes. Tel est mon seul désir.

Elle se leva, irritée, menaçante. Elle le secoua, en criant :

Que dis-tu ? Que rêves-tu là, tout haut ?... Ne suis-je pas ta femme ? N'es-tu pas venu pour être mon mari ?

Lui, tremblait plus fort, se reculait.

Non, laisse-moi, j'ai peur, balbutia-t-il.

Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants ?

Non, non, j'ai peur

Puis, il jeta ce cri suprême :

Je ne peux pas ! je ne peux pas !

Alors, pendant un instant, elle resta muette, en face du malheureux, qui grelottait à ses pieds. Une flamme sortait de son visage. Elle avait ouvert les bras, comme pour le prendre, le serrer contre elle, dans un élan courroucé de désir. Mais elle parut réfléchir ; elle ne lui saisit que la main, elle le mit debout.

Viens ! dit-elle.

Et elle le mena sous l'arbre géant, à la place même où elle s'était livrée, et où il l'avait possédée. C'était la même ombre de félicité, le même tronc qui respirait ainsi qu'une poitrine, les mêmes branches qui s'étendaient au loin, pareilles à des membres protecteurs. L'arbre restait bon, robuste, puissant, fécond. Comme au jour de leurs noces, une langueur d'alcôve, une lueur de nuit d'été mourant sur l'épaule nue d'une amoureuse, un balbutiement d'amour à peine distinct, tombant brusquement à un grand spasme muet, traînaient dans la clairière, baignée d'une limpidité verdâtre. Et, au loin, le Paradou, malgré le premier frisson de l'automne, retrouvait, lui aussi, ses chuchotements ardents. Il redevenait complice. Du parterre, du verger, des prairies, de la forêt, des grandesroches, du vaste ciel, arrivait de nouveau un rire de volupté, un vent qui semait sur son passage une poussière de fécondation. Jamais le jardin, aux plus tièdes soirées de printemps, n'avait des tendresses si profondes qu'aux derniers beaux jours, lorsque les plantes s'endormaient en se disant adieu. L'odeur des germes mûrs charriait une ivresse de désir, à travers les feuilles plus rares.

Entends-tu, entends-tu ? balbutiait Albine à l'oreille de Serge, qu'elle avait laissé tomber sur l'herbe, au pied de l'arbre.

Serge pleurait.

Tu vois bien que le Paradou n'est pas mort. Il nous crie de nous aimer. Il veut toujours notre mariage... Oh ! souviens-toi ! Prends-moi à ton cou. Soyons l'un à l'autre.

Serge pleurait.

Elle ne dit plus rien. Elle le prit elle-même, d'une étreinte farouche. Ses lèvres se collèrent sur ce cadavre pour le ressusciter. Et Serge n'eut encore que des larmes.

Au bout d'un grand silence, Albine parla. Elle était debout, méprisante, résolue.

Va-t'en ! dit-elle à voix basse.

Serge se leva d'un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé dans l'herbe. Il s'en alla.

Va-t'en ! répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle, haussant la voix.

Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à la brèche, au milieu des arbres graves. Et là,comme Serge hésitait, le front bas, elle lui cria violemment :

Va-t'en ! va-t'en !

Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête. La nuit tombait, le jardin n'était plus qu'un grand cercueil d'ombre.

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